Une présence lumineuse
Hommage à Jean-Georges Lossier (1911-2004)
C’est une des figures les plus attachantes de la poésie romande qui a disparu en mai dernier, à Genève, en la personne de Jean-Georges Lossier, décédé à l’âge de 93 ans. Le poète, qui ne céda jamais à quelque recherche que ce soit de l’effet rhétorique, tout à l’écoute de son chant intérieur en résonance avec les voix douloureuses ou consolatrices du monde et de l’humanité, était en outre un homme de bonne volonté au sens le moins convenu. L’oeuvre du poète se partage entre la perception solidaire des épreuves du siècle et l’énonciation des beautés du monde, et l’homme lui-même, en toute discrétion, apparaissait comme un être bienveillant et généreux, tout l’opposé du littérateur confiné ou soucieux de son personnage. Sa Poésie complète (1939-1994) avait été rassemblée en un volume en 1995, aux éditions Empreintes, avec une préface éclairante de Gilbert Vincent qui signalait, en cette oeuvre, « une véritable anthropologie spirituelle».
Né en 1911 à Genève, Jean-Georges Lossier y avait fait des études de lettres et de sociologie avant d’enseigner, puis d’entrer au CICR dont il dirigea longtemps la Revue internationale tout en assurant, pendant des décennies, Jean-Georges Lossier la chronique de poésie du Journal de Genève. Après sa thèse de doctorat consacrée à Proudhon, l’écrivain partagea ses activités entre la poésie, les essais et la critique. Six recueils constituent l’en-semble de son oeuvre poétique, à côté desquels il publia plusieurs ouvrages de philosophie sociale, notamment Les civilisations et le service du prochain.
Son amie Alice Rivaz lui consacra une étude parue en 1986 aux Editions universitaires de Fribourg, sous le titre jean-Georges Lossier: poésie et vie intérieure. Un hommage très substantiel lui fut rendu en 2001 par La Revue de Belles-Lettres, réunissant des extraits de sa correspondance avec Gaston Bachelard et Pierre Emmanuel, des études et des témoignages de Jean Vuilleumier ou Alfred Berchtold (qui évoquait sa filiation particulière dans «l’esprit de Genève »), des inédits de sa plume et un entretien, notamment.
« La poésie donne des mots de passe pour aller au-delà », nous avait confié Jean-Georges Lossier dans un autre entretien substantiel (cf. Le Passe-Muraille, N° 23, de février 1996) où il décrivait en mots tout simples le sens de sa démarche poétique, la place de l’écriture dans sa vie et, entre autres, les circonstances dans lesquelles, l’année même où éclatait la guerre, en 1939, il publia son premier recueil intitulé Saisons de l’espoir …
Sans cesse liée à l’expérience vécue de l’homme connecté à la souffrance des autres, ainsi que le modulent Chansons de misère dans les ruines de l’après-guerre, la poésie de Jean-Georges Lossier illustrait la parole selon laquelle « tout ce qui monte converge», non du tout en se dissolvant dans l’éther d’un spiritualisme diaphane mais en cherchant « au-delà du royaume où les morts font vacarme / le sourd chuchotement des grands secrets perdus».
A ceux qui l’ont connu, Jean-Georges Lossier laisse le souvenir d’un être lumineux et toujours vibrant, avec une discrétion personnelle qui n’excluait pas la rigueur du jugement ni les élans de l’enthousiasme. Ainsi que nous le confiait tout récemment Alfred Berchtold, l’un de ses plus proches et fidèles amis genevois, Jean-Georges Lossier manifesta, jusqu’au plus grand âge, un intérêt constant à l’égard des activités intellectuelles ou littéraires de ses pairs de tous âges, entretenant en outre une correspondance d’une merveilleuse générosité. Nous pouvons en témoigner : recevoir une lettre de Jean-Georges Lossier à propos d’un livre qu’on lui avait envoyé représentait à chaque fois l’amorce d’un vrai dialogue vivant et précieux, comme il ne s’en tient plus guère dans le monde actuel des lettres. Sans rien absolu-ment du « maître », le poète, ou plus exactement l’homme avait gardé une fraîcheur d’âme et une disponibilité qui lui permettaient d’apprécier finement et loyalement, sans paternalisme ni complaisance, les oeuvres d’auteurs beau-coup plus jeunes et parfois éloignés de sa sensibilité. Bonheur enfin de rencontrer, trop rarement hélas, cet homme qui se réjouissait tant lui-même de parler avec ses semblables.
Bonheur de se rappeler cette présence lumineuse et bonne, irradiant de son oeuvre au milieu des ombres, jamais oubliées, du monde des vivants:
« Que je sois pèlerin dans l’épaisseur Celui qui ouvre un matin transparent!»
JLK
Jean-Georges Lossier. Poésie complète 1939-1994. Préface de Gilbert Vincent. Empreintes, 1995, 244 pages.
La Revue de Belles Lettres. Jean-Georges Lossier. Nos 3-4, 2001, 282 pages.
(Le Passe-Muraille, No 62, Septembre 2004)