Le Passe Muraille

Un chant incarné entre terre et ciel

 

À propos de L’Instinct d’Inez de Carlos Fuentes,

par Hélène Mauler

«Le ciel se déplace. Les nuages rapides ne transportent pas seulement de l’air et des sons; ils avancent chargés de temps, le ciel fait bouger le temps et le temps fait bouger la terre. » (Carlos Fuentes)

Voyageurs qui parcourez ces terres abruptes du Mexique où bruit le souffle fauve des millénaires, sans doute rencontrerez-vous, au long de vos pérégrinations, un motif symbolique très répandu dans l’art populaire mexicain : l’Arbre de Vie, avec ses fleurs multicolores et ses fruits défendus, ses oiseaux de paradis, son serpent pernicieux aussi. Et si d’aventure vous avez emporté dans votre besace L’instinct d’Inez, de Carlos Fuentes, cette image vous habitera longtemps, déployant entre terre et ciel, entre hier et demain, entre chant et silence, ses puissantes racines et ses ramifications mystérieuses.

Car toute vie, toute création, avant de s’élancer vers le ciel, avant de s’affranchir des frontières du temps, puise sa sève dans un terreau opaque auquel la mémoire n’accède plus que par un patient et courageux effort, mais que l’instinct, parfois, permet de retrouver pour mieux s’en détacher: dans cet élan vécu à deux, mémoire et instinct mêlés comme un défi au temps, réside peut-être tout le sens d’une rencontre. Quoiqu’il en advienne dans la vie quotidienne — et parfois il n’en advient rien, comme de la rencontre entre le chef d’orchestre Gabriel Atlan-Ferrara et Inez Prada.

C’est à Londres, sous un de ces déluges de bombes qui incendièrent la capitale anglaise en 1940, que leurs chemins se croisent pour la première fois. Inez, Inez à la chevelure flamboyante, Inez dont la voix s’élève comme un élément singulier dans le choeur de La Damnation de Faust, est cantatrice, mais elle est avant tout femme, femme hérétique au sens propre du terme : femme qui choisit, guidée par son instinct, de laisser jaillir sa voix des profondeurs. Parce qu’elle perturbe et fragilise « l’équilibre-du-chaos » si soigneusement mis au point par le chef, elle l’exaspère, mais elle le fascine aussi, et c’est le début d’une longue quête qui dessinera, au gré de rencontres aléatoires, les contours de leurs vies.

Quête de l’unité originelle de la parole et du chant, quête de l’harmonie absolue du geste et de l’émotion, quête de la vie dans sa forme la plus épurée, la plus féconde, comme une tentative toujours renouvelée de « [la transformer] en cantate à l’inconnu, à la parole et au son sans précédent, sans autre émotion que celle qui s’en dégage en cet instant apocalyptique qui est peut-être aussi l’instant de la création : [inverser] les temps, [imaginer] la musique comme une inversion du temps, un chant de l’origine, une voix d’aube sans antécédent ni suite… ». Imaginer ainsi, au fil du chemin, l’amour et les gestes d’amour, les laisser surgir dans l’instant, préservés de l’avenir, aussi volatils que le souvenir d’une voix, mais façonnés intimement par la mémoire des origines, par la survivance occulte du jour où le désir modula le cri en « un chant charnel. Un chant. » : c’est à cette expérience suspendue entre terre et ciel que nous invite le récit de Carlos Fuentes.

Ou plutôt les récits. Car dans un grand « bouleversement des temps », nous suivons un chef d’orchestre et sa cantatrice jusqu’au finale de La Damnation de Faust, mais nous marchons aussi dans les traces de la figure archétypale qui vit en chaque femme. Transportés aux premières heures de l’humanité, nous entendons son chant « étrange, jugulaire et guttural», qui est celui de la solitude et de l’attente; puis ce cri qui, pour la première fois, ne jaillit pas par nécessité, mais par désir — désir de partager, désir de remercier; le chant libérateur qui monte de la passion; le chant de l’enfante-ment, comme un appel à l’aide lorsque reviennent dans la tête et dans le corps « toutes les douleurs à venir » ; le chant de la souffrance aussi ; le silence à nouveau, le son pur de la nature; et puis le chant de tous les commencements, chant du désir ressurgi, du chaos surmonté, chant de renaissance: guidée par l’instinct, l’errance toujours se transformera en destin, et les sons alors «s’enchaîneront, s’attacheront les uns aux autres comme quelque chose, quelque chose que quelqu’un portera autour du cou »…

Un seau de cristal, par exemple, qui se transmettra de main en main jusqu’à jeter sous le soleil de Salzbourg, où un chef d’orchestre vieillissant s’apprête à tourner la page, ses derniers reflets de temps…

H. M.

Carlos Fuentes. L’Instinct d’Inez. Traduit de l’espagnol (Mexique) par Céline Zins. Gallimard, 2003, 195 pages.

A signaler également un recueil posthume de poèmes de son fils, Carlos Fuentes Lemus, emporté par la maladie au sortir de l’enfance, non sans avoir regardé « Les yeux du monde », et la mort dans les yeux…

Carlos Fuentes Lemus. Survivent les mots — Poèmes (1986-1999). Traduit de l’anglais et de l’espagnol par Aline Schulman. Gallimard, 2003, 220

(Le Passe-Muraille, No 59, Décembre 2003)

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