Le Passe Muraille

Une intempestive quête du Sens

   

À propos de La Mariée libérée d’ Avraham B. Yehoshua,

par Claire Julier

«Qu’est-ce que tu veux ? Qu’est-ce que tu cherches? Tu t’imagines que si tu ranimes des fantômes,
tu pourras aussi les diriger à ta guise. Quand vas-tu enfin admettre: « Il y a des choses que je
ne dois pas comprendre. Il y a des choses que je ne peux pas comprendre»…

Malgré la demande de son fils, le professeur Yohanan Rivline ne peut supporter de ne pas savoir. Historien orientaliste, il est devenu une sorte de chercheur qui doit savoir la raison de toute chose, y compris celle de ses actes. Pour lui, tout a un sens. Confondant vie professionnelle et vie privée, il s’interroge d’une manière obsessionnelle sur les raisons qui ont provoqué la répudiation de Ofer après une année de mariage. Spécialiste dans l’art d’outrepasser les limites, il fouine dans ce qui ne le regarde pas, dépasse sans vergogne la frontière à respecter dans les relations liées à l’intime.

Pour Rivline, sonder un texte du passé ou sonder de la matière vivante fait partie d’une seule et même démarche. Il le fait avec impudeur, avec obstination, maladresse ou ruse, avec une mauvaise foi évidente ; il n’hésite pas à se servir de subterfuges, à abuser de la patience de ses proches. « C’est la vérité et non le temps qui passe qui permet aux gens d’échapper aux pièges. Il se battra pour en dévoiler la moindre bribe. » Curieux impénitent à tête blanche, invivable au charme fou et à l’humour plein de grâce, reconnaissant ses torts mais incapable de s’empêcher de se poser des questions, il sera le fil rouge d’un roman dense, complexe aux personnages désenchantés et attachants.

Avec son regard scrutateur, il analyse les comportements d’êtres différents les uns des autres mais tenus à vivre ensemble par les liens du sang, les métissages de langues et l’étrange imbrication des frontières. Son approche, bien qu’à la limite de l’horripilation, reste celle d’un juste. En compagnie de Rashed, un chauffeur qui le guide dans les méandres des rites et de l’imaginaire foisonnant oriental, il passe d’un monde à l’autre, du présent au passé, d’une culture à une autre, goûtant « au chant de paradis des
Arabes », conquérant leur amitié, lui un austère orientaliste juif. Il abandonne petit à petit sa rationalité et se laisse enchanter par ce qu’il découvre, élargissant les frontières de ses connaissances.

Vivant dans une terre d’exil, les Israéliens représentent l’étranger, l’ancien et le nouveau à la fois, «l’ombre constante de cet Autre qui, selon les témoignages des Arabes eux-mêmes, ne cesse de les obséder depuis un siècle. Car la complexité problématique de l’identité juive sème un inextricable désordre dans la séculaire et somnolente stabilité du paisible désert. »

Avraham B. Yehoshua, à travers l’histoire d’une famille, pose des questions essentielles sur le devenir de pays contraints de cohabiter. «Imagine-toi ce qui se serait passé si le fascisme ne s’était pas développé en Italie et si le nazisme n’avait pas submergé l’Allemagne.» Mais voilà, cela s’est passé et les continuateurs de la pensée d’Agnon ne peuvent que porter un regard entre désarroi et bienveillance sur des terres en devenir, consacrer leur vie à l’étude du monde arabe, se donner le temps de découvrir l’Autre, accorder leur réflexion à approfondir la connaissance de cet Autre. Il s’agit de s’approcher, de se rapprocher, pour coexister.

C. J.

Avraham Yehoshua. La Mariée libérée. Traduit de l’hébreu par Francine Lévy et Clarisse Cohen. Calman-Levy, 2003, 630 pages.

(Le Passe-Muraille, No 59, Décembre 2003)

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