Les lettres de Cézanne
Un essai de Ludwig Hohl (1939) extrait de Courage et choix,
(Traduit de l’allemand par Antonin Moeri)
«… Venez quand vous voulez, vous me trouverez toujours au travail…»
Ces mots, pris dans une lettre que l’homme âgé de soixante-cinq ans adressa à un ami et où ils apparaissent sans la moindre emphase au milieu de considérations pratiques et de propos anodins, donnent le vrai ton dominant de ces lettres et de cette vie. Ce type de réflexion revient dans de nombreuses variantes, pendant plus de quarante ans; et même les lettres ne contenant pas ce genre de phrase indiquent en sourdine la même réalité, c’est précisément leur ton dominant. Du moins celles écrites à partir d’un certain âge, à partir de vingt-cinq ans environ; en effet, les premières contenues dans ce volume (14 écrites entre 1858 et 1861, soit entre la dix-neuvième et lavingt-deuxième année de l’artiste) ne sont pas intéressantes sinon pour un psychanalyste; en général, elles n’expriment rien d’autre qu’une folle exubérance, bien trop bruyante, poussée jusque dans le vide, comme on la rencontre certainement et vraisemblablement chez les individus brillants mais inhibés, profonds et graves (Jedlicka nous apprend que, dans les tout premiers tableaux de Cézanne, on perçoit une tendance similaire); la moitié de ces lettres contiennent des vers exécrables, ici ou là rassemblés en de longs poèmes, sur la valeur desquels cependant l’auteur ne se faisait aucune illusion.
Mais bientôt, tout change; il a trouvé sa voie qu’il ne quittera plus jusqu’aux derniers jours de sa vie. Le jeune homme âgé de vingt-quatre ans écrit déjà: «Je travaille dans le plus grand silence, de même quand je mange et dors».
Quinze ans plus tard, voilà comment il cherche à consoler un ami qui vient de perdre sa mère: «… je vous serre très chaleureusement la main et vous demande de consacrer tout votre temps et toute votre énergie à la peinture qui est, assurément, le meilleur moyen de chasser la tristesse». Et dix-huit ans plus tard: «Je deviens vieux, je n’aurai pas le temps d’exprimer tout ce que j’ai à dire… Laissez-moi travailler…» On peut lire dans une lettre de 1902: «… Vous devriez essayer de réaliser la chose [il veut parler du travail artistique], non avec désinvolture et complaisance mais de manière calme et persévérante, ce qui vous permettra, immanquablement, de développer une vision claire…» 1905: «Je travaille toujours et ce, sans me soucier de la critique ni des critiques, comme devrait le faire un vrai artiste. Le travail me donnera raison». Bien d’autres citations de ce type pourraient être retenues! – Mais un passage superbe doit encore être mentionné: «Je suis vieux, malade et me suis juré de mourir en peignant, de ne pas m’abandonner à ce mal dévorant et dégradant qui menace les vieux se laissant dominer par des forces qui émoussent leurs sens». Son désir – il faudrait en effet parler plutôt de désir bien qu’il dise qu’il a juré – s’est accompli aussi pleinement qu’il l’avait espéré.
Voilà pour le «ton dominant». On pourrait momentanément tirer une conclusion quant à la nature de ces lettres dans leur ensemble. À cela s’ajoute cependant le fait que Cézanne n’était absolument pas écrivain (il écrivait presque toujours comme un empoté et, souvent, vraiment mal); qu’en général il ne se donnait manifestement pas la moindre peine pour rédiger une lettre (voyez la présentation typographique de deux reproductions de lettres que le volume contient!): «Toutes ses lettres», dit son biographe John Rewald, «semblent avoir été écrites pendant les rares moments où ses pinceaux étaient posés, elles montrent toutes comment il poursuit infatigablement ses expériences picturales»; qu’il ne s’intéressait à rien d’autre au monde qu’à la peinture et qu’il ne lisait à peu près rien: or – qu’on ne se trompe pas à ce sujet parce que l’un ou l’autre de ses propos théoriques sont devenus célèbres! – il ne portait pas son véritable intérêt à la théorie mais à l’acte même de peindre; toute la théorie, qu’il développe dans les lettres, ne tient en réalité qu’en peu de phrases, reprises certes quelquefois avec de légères variantes. Ainsi ses lettres divergent-elles totalement de celles de son contemporain Van Gogh, alors beaucoup plus connu, qui laissa affleurer la moitié de sa vie dans ses correspondances et l’autre moitié seulement dans la peinture. Les lettres de van Gogh constitueraient une oeuvre de valeur même si leur auteur n’avait rien peint ou, ce qui serait plus concevable, si nous ne connaissions aucun de ses tableaux; plusieurs de ses pages, remplies de la passion la plus véhémente et la plus résolue, déploient une telle richesse de moyens, nous emmenant ainsi dans les lieux les plus reculés, que ce soit pour connaître la souffrance humaine ou les secrets de la création, qu’elles peuvent ou doivent être rangées dans ce qu’on nomme littérature au sens le plus précis. Quelle impression par contre produisent les lettres de Cézanne! Leur registre, en tout cas dans leur ensemble, est celui de la contingence et du pratique; l’effet est gris, âpre et elles sont le plus souvent très brèves, toujours totalement dépouillées, raison pour laquelle précisément elles en deviennent plus bouleversantes; elles ne sont pas (hormis quelques rares phrases) surprenantes – mais elles nous offrent une vue sur l’une des plus grandes activités créatrices du siècle.
Insignifiant, non, mais résolument austère, sec, incroyablement sec est l’effet que produisent ces lettres, grisaille; grisaille comme l’éternel quotidien qui ne connaît aucune fête, même pas des dimanches; comme une sempiternelle journée de travail dont on ne perçoit parfois qu’un soupir plus profond, un cri plus aigu. Mais là-derrière se cache l’immense, l’immuable montagne de l’art, de son art. – Pour rendre ces lettres «intéressantes», leur auteur aurait dû au moins, vu l’absence de talent littéraire, avoir une vie palpitante; or Cézanne n’a pas connu ce genre de «vie»; son existence se déroula sans histoire, comme celle de Balzac (oui, dans une mesure encore plus importante que dans le cas de Balzac qui connut quelques aventures et certains excès) ou, plus précisément: un seul événement, étiré sur toute sa vie, constitua son destin. «Je travaille toujours et ce, sans me soucier de la critique ni des critiques… Le travail me donnera raison». Et il n’était personne sur la terre! – même Zola, avec qui il était étroitement lié depuis l’enfance, n’a pas été capable de voir en lui autre chose qu’un raté; que pouvait-on alors attendre de l’ensemble de la société?
Année après année, il envoie des tableaux à l’officiel Salon des expositions et, année après année, il est refusé (alors qu’aujourd’hui, ses tableaux sont accrochés au Louvre). Le premier tournant ne se produisit qu’en 1895 lorsque le puissant marchand d’art Ambroise Vollard organisa une grande exposition Cézanne, ce qui semble avoir été une entreprise extrêmement risquée. Cézanne avait 56 ans… Il peignait depuis plus de trente ans mais, du point de vue de la société de son temps, il n’était qu’une nullité, du moins un objet de dérision. – Pas de vie amoureuse d’une ampleur significative! Pas de vie mondaine! Entretenant des rapports hostiles avec sa famille, même après la mort de son père (de cet homme d’affaires borné et sûr de lui qui aurait pu, avec un peu moins d’entêtement, épargner à son fils maints soucis et maintes misères). Et vivant avec son épouse sans éprouver de sentiment pour elle puisqu’elle n’en éprouvait aucun pour l’art. Connaissant tous ces détails, qui serait surpris par le fait, tel qu’on le raconte, qu’il se serait sans cesse exclamé: «C’est effrayant, la vie!»? 14 (En effet, même le plus grand artiste est incapable de ne vivre que dans l’art). Et ses voyages – si on utilise souvent pour le désigner l’expression «l’ermite d’Aix», il ne faudrait pas en déduire qu’il n’a jamais quitté Aix, qu’il s’y serait pour ainsi dire emmuré; sa solitude était d’ordre social, c’était avant tout une solitude intérieure; il a toute sa vie, du moins sur le territoire français, changé assez souvent de domicile – ses voyages n’étaient pourtant pas de vrais voyages, ce n’étaient pas des aventures; effectivement, qu’il fût à Aix ou à Paris, il peignait; il peignait à Pontoise comme à Melun, à l’Estaque dans le midi comme à Talloires au bord du lac d’Annecy; les voyages représentaient pour lui à peine autre chose qu’un changement d’atelier; l’univers entier fut, pour lui, un atelier. Durant plus de quarante ans. Plus il progressait, plus grande devenait la chose qu’il voulait (comme l’horizon qui, plus on monte, s’élargit peu à peu), et plus dérisoire lui apparaissait ce qu’il avait atteint: or personne n’était là pour signaler ce qu’il avait atteint, pour valider en quelque sorte ce qu’il avait accompli et lui ménager ainsi un appui… Un appui: car l’artiste, le vrai artiste – et d’autant plus s’il est un grand artiste – vit avec ses pensées plutôt dans l’éternité; ce qui signifie, de manière encore plus évidente, dans ce qu’on veut réaliser, dans ce qui va se réaliser, et dont le caractère incommensurable fait nécessairement apparaître tout ce qui est déjà accompli comme quelque chose d’imparfait, d’insignifiant, oui, de temps à autre, comme quelque chose de nul; si d’autres personnes ne sont pas là pour signaler ce qui a pourtant déjà été réalisé et pour glisser ainsi un sol sous les pieds de l’artiste, la vie de celui-ci – car aucun être humain ne peut vivre que dans l’éternité – tourne en crise affreuse. «La vie», écrit-il en 1896, «commence à être d’une tuante monotonie pour moi». Je pense qu’on ne peut prendre ces quelques mots trop au sérieux! Mais où trouvait-il la force mystérieuse pour surmonter cette monotonie mortifère et continuer de foncer dans le vide? En comparaison, le voyage de Christophe Colomb apparaît comme une bricole, car il dura peu de temps. Là, nous touchons à la véritable énigme de l’art. Celui qui donne naissance à une oeuvre d’art est toujours en avance, il est toujours seul. Le problème est de réussir chaque fois à mitonner la mise au monde. (L’idée qu’une oeuvre puisse advenir loin de tout contact avec un tiers, loin de tout contact avec l’autre, cette idée est parfaitement erronée). Il nous semble donc peu surprenant que Cézanne ait rapidement vieilli. S’il se plaint, en 1896 déjà, de son «grand âge», ce n’est certes pas une coquetterie, quand bien même il eût été capable de coquetterie; les années n’ont pas une valeur identique pour tout le monde; voyez la photographie qu’on a prise de J. Bernheim 15 en 1904: l’homme âgé de 65 ans ne donne-t-il pas l’impression d’avoir quatre-vingts ans?
À cette époque pourtant, les signes d’un changement d’attitude du monde à l’égard de Cézanne se multiplient; plus d’un individu jeune, peintre ou critique, avait commencé à le prendre très au sérieux, il suffit de vérifier dans ses lettres avec quelle bienveillance il s’adresse à eux! Il écrit un jour à son fils: «Je crois que les jeunes peintres sont beaucoup plus intelligents que les autres…»; ce propos n’est-il pas touchant dans sa naïveté? Comme si une génération, dans son ensemble, devait être beaucoup plus intelligente que la précédente! Or la vérité ne lui est pas inconnue: «… Je suis peut-être venu trop tôt. J’ai été le peintre de leur génération plutôt que de la mienne…» – Personne n’eut une vie plus monotone que celle de Cézanne; et personne n’en eut une plus grande.
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La traduction que, jusqu’ici, je ne trouve pas très glorieuse, est due à Jakob Vontobel. L’édition française, mise au point par John Rewald, est parue en 1937 chez Grasset. C’est Rewald qui a, non sans difficultés, rassemblé les lettres, qui les a classées et complétées avec de nombreuses notes explicatives en bas de pages. Celles-ci ont presque toutes été simplement reprises dans l’édition allemande; c’est d’autant plus surprenant que ni le traducteur ni l’éditeur n’ont songé à mentionner une seule fois le nom de Rewald dans ce livre. Et la plus grande partie (environ 60 lignes) de la «préface du traducteur», longue de trois pages, n’est rien d’autre qu’une traduction mot à mot du texte de Rewald (voir la «Correspondance» de Cézanne, Grasset, pages 7 à 9), sans que cette citation ne soit signalée en tant que telle (devrions-nous supposer que le typographe, pris d’une idée subite comme les typgraphes peuvent parfois en avoir, aurait supprimé les guillemets au dernier moment, avant l’impression?). Ce qui présente le désavantage et l’avantage, pour un lecteur ne disposant pas de l’édition française pour pouvoir comparer, d’attribuer à Vontobel les phrases bien frappées de Rewald, dans lesquelles il interroge le sens et les difficultés de l’entreprise, dans lesquelles il esquisse un portrait de Cézanne.
Le fort volume bien imprimé, accompagné de 52 illustrations, commence avec une introduction de 50 pages de Gotthard Jedlicka, un texte excellent comme nous avons l’habitude de les lire sous la plume de cet historien d’art qui, non seulement, est un remarquable expert en la matière mais qui prend également l’écriture au sérieux.
(1939)
L.H.