L’Homme qui rit à Salamanque
par JLK
Il était déjà dix heures du matin mais le brouillard s’étendait toujours à hauteur de cheval sur la Plaza Mayor de Salamanque, j’ai quitté les arcades pour m’avancer dans cette espèce de jour blanc, je poursuivais une rêverie commencée la veille à travers les champs de Castille brun-vert et mauve-gris, j’étais encore tout fiévreux et pourtant comme une joie féroce me ramenait à L’Homme qui rit, nous étions mardi 26 février 2002, je me fiche bien des commémorations mais Hugo renaissait par ce rire, je voyais Balzac flotter sur le brouillard au centre de la place, je lui avais tourné sept fois autour la veille au soir, Balzac était là pour cause d’expo Rodin aux festivités européennes de Salamanca 2002 (prononcer dos mil dos), pour la première fois j’avais vu tous les visages de Balzac, l’ange au pilon, le tas de pierre, le chien marin, la trique dessous la robe de chambre oblomovienne, le gouverneur et le berger, David et Goliath, le guetteur, le pèlerin, l’adolescent, le joueur, l’homme au bilan, enfin ce Rodin super-assuré en euros, cependant je visais l’autre bout de la place, là-bas, cap sur le Café Novelty où trône cet autre crapaud de bronze de Torrente Ballester fumant sa clope comme le Butor de Plainpalais au baise-en-ville et salopette, je sentais en moi ce rire se tendre comme un ressort, la veille au soir j’avais vu sur CNN le télévangéliste Pat Robertson (dit Pat la Protéine, shaker en vente à la sortie) expliquer au monde quelle peste est l’Islam, le rire de L’Homme qui rit m’avait contaminé, Ariel Sharon me faisait rire ce matin et cet autre croisé nourri de corn-flakes de Bush bis, mais je quittai le brouillard pour la neige qui cette nuit-là dans le livre semblait l’infini désert, et c’était la mer où sombrait toute l’humanité sur les vestiges de la Matutina, et bientôt au Café Novelty plein de neige noire («ce qui caractérise la tempête de neige, c’est qu’elle est noire ») je relus la plus belle scène de L’Homme qui rit de Victor Hugo, sûrement son plus beau roman et l’une des plus extraordinaires scènes de la littérature du xIxe siècle.
Il y a là une poignée de mauvais sujets et sujettes, voleurs et persécuteurs d’enfants des quatre coins de l’Europe, qui viennent de subir un ouragan d’une centaine de pages, à présent c’est le calme absolu, on est parti de Portland, on a largué là-bas l’enfant qui rit à vie (un fils de lord ignorant tout de sa condition, enlevé et mutilé par ordre du roi), on flotte sur « on ne sait quel bâillement noir de l’infini», et ce noir est la mer étale comme un linceul, on coule, on est tous à genoux sur l’injonction d’un docteur allemand malandrin repenti qui vient de rédiger un document rendant justice à l’enfant et que tous contresignent avant qu’on ne scelle au goudron la gourde qui l’emportera, et tous s’enfoncent sous leur poids, tous s’allègent de leurs péchés mauvais par la confession commune et la prière murmurée, il neige, « on ne sait quel reflet vénérable, venu de l’abîme, s’ébauchait sur ces faces scélérates », il neige et le silence engloutit les malheureux, un der-nier bras levé tenant la gourde goudronnée, « comme s’il la montrait à l’infini », puis la mer et la neige, le silence et seul survivant ce message en allé…
Peinture de Louis Soutter
C’est entendu, L’Homme qui rit ne peut faire que rire tant il est boursouflé de nobles sentiments, c’en est une pitié, le vieil exilé dirigeant son Orchestre Philarmonique des Océans Réunis n’en peut plus de gesticuler et de ahaner comme cent Gould à leurs multiclaviers, c’est à la fois géant et too much, mais ce rire panique est somme toute la bouteille à la mer, on le comprend lorsque l’enfant, à l’âge de s’affronter aux puissants, rendu à sa dignité de lord et présenté pour tel à la Chambre, se met à parler au nom de l’humanité, il y a vraiment de quoi rire et les lords vont se gondoler aussi bien, « ce rire qui est sur mon front c’est un roi qui « y a mis, ce rire exprime la désolation universelle, ce rire veut dire haine, silence contraint, rage désespoir, ce rire est un produit des tortures, ce rire est un rire de force », oui forçons nous à rire, il n’y a rien de plus drôle que les journaux de ce matin à Salamanque, et demain et après – mais c’est qu’on va rire tant et plus…
JLK