Le Passe Muraille

Vienne

Henri Calet, 1945

Il est  bien agréable de refaire connaissance après une longue période de silence qui a ressemblé à la mort. Je vous envoie un premier message de Paris. De Paris à Vienne, d’une grande ville à une autre, par-dessus des contrées pareillement ravagées de cette terre des hommes sur qui vient de souffler une forte tempête. Itinéraire de ruines où ne pousse plus une fleur pour les yeux ni une herbe d’espoir à brouter, où le sang frais a laissé tant de traces pas encore écaillées. L’Europe entière est froide et nue.

On ne connaît pas votre ville. Ou plutôt on ne connaît qu’une ville d’opérette et de cinéma. Une ville de décors en carton-pâte qui serait peuplée de lieutenants à brandebourgs et à épaulettes, entraînant sur un air de valse sans fin d’élégantes dames de dentelle et de soie. Le Ring, le Prater et Grinzing. La capiteuse capitale où l’on ne ferait que chanter, boire, rire. Strauss, strass… Et sur tout cela flotterait, comme un nuage protecteur, la singulière barbe de François-Joseph. Notre temps aussi a ses légendes.

Mais on a toujours pensé que la vie véritable de millions d’hommes, de femmes, d’enfants doit être un peu moins frivole. On ne croit pas qu’à Vienne les garçons nais-sent dans les choux ni les filles dans les roses ni que le pain quotidien ne soit jamais tombé tout cuit dans la bouche. On croit, au contraire, que pour le peuple des ouvriers, des employés, des boutiquiers, c’est la même lutte que partout ailleurs pour les mêmes besoins, les mêmes espérances.

Et Vienne a vieilli d’un coup, il y a quelques mois à peine. Par les journaux, par les images du cinéma, on a vu, par la radio, on a entendu souffrir votre ville dans sa chair de briques, de fer, de plâtre et de ciment. Des murs croûlaient comme du carton-pâte. Ce n’était plus le cinéma d’antan ; ce n’était plus une opérette. Aujourd’hui, Vienne est à demi morte.

Que dire ? Il n’existe pas de formule de condoléances pour une cité dans le malheur. On voudrait pourtant trouver des mots de réconfort, de compassion, des mots simples qui n’ont qu’une patrie qui n’est pas marquée sur les cartes et qui ont le même goût partout au monde. Vous rebâtirez Vienne.

Qui mieux que nous, Parisiens, comprendrait votre détresse ? Nous qui, cinq ans durant, avons tremblé pour notre ville. Paris allait-il disparaître ? Nous avons craint pour sa vie. Nous tous, ses petits, nous tenions autour de lui, nous songions à lui, nous rêvions à lui. Chaque fois que nous le quittions, nous nous demandions si nous le retrouverions encore debout. De loin, on l’aimait davantage. Le danger pouvait venir de tous côtés : d’en haut, d’en bas. Ces palais, ces pavés, des coupoles et ces ponts, ces églises, ces tours, ces arcs, ces maisons, toute cette pierre pouvait sauter, cette pierre paraissait si fragile. On voyait la ville comme malade, on la voyait condamnée, rasée déjà. Elle est intacte. Maintenant, elle respire, on respire de nouveau cette poussière d’air très fin. La Seine bat ainsi qu’une artère et porte un sang vert à l’Ile qui pourrait être son coeur. Elle reprend ses couleurs ; elle n’a pas perdu sa beauté. Les nuages lui font un écrin à l’envers.

Et, ces jours-ci, le brouillard prend un parfum de liberté qui monte à la tête…

Décembre 1945

(Le Passe-Muraille, No 52, Pour Henri Calet, Mars 2002)

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *