Le Passe Muraille

Un employé de chemin de fer raconte

   

À propos de Souvenir du chemin de fer de Kalda, de Franza Kafka,

par Antonin Moeri

Un employé de santé fragile décide de prendre la plume pour nous raconter un souvenir de l’époque où il occupait un poste «sur une petite ligne de chemin de fer, au fin fond de la Russie». Il nous avoue qu’il ne s’est jamais senti aussi seul qu’à cette époque, une solitude qu’il avait pourtant recherchée.

A cinq heures de route de la ville Kalda, l’employé habitait une baraque érigée le long de cette ligne ferroviaire dont la construction avait été arrêtée faute de capitaux. Une pièce contenant un lit et un pupitre! Les rares villageois lui rendant visite pour lui vendre des denrées, il les reçoit étendu sur son lit de camp, «enroulé dans un vieux manteau chaud et couvert de peaux de bêtes».

Incapable de cultiver un potager, «trop faible pour venir à bout de cette terre, un sol récalcitrant, complètement gelé jusqu’au printemps», il reste couché des jours entiers. Une fois par mois débarque un inspecteur pour vérifier les comptes et octroyer un salaire au compte-gouttes. Après vérification, les deux hommes se mettent à boire et s’affalent sur le lit «dans une étreinte qu’il nous arrivait souvent de ne pas desserrer pendant dix heures de suite». Dans les moments de loisir, l’employé réfléchit à la façon dont il pourrait se garantir de l’hiver ou bien il lit un vieux journal présentant la suite d’un roman intitulé «La Vengeance du commandeur».

Parmi les dangers qui menacent l’employé maladif, il y a les rôdeurs sans foi ni loi et il y les gros rats. L’homme ayant rêvé de chasser les loups et les ours dans ce coin perdu de Sibérie devra se contenter d’embrocher les rats avec son couteau et de les tenir contre le mur à hauteur de ses yeux pour mieux les étudier. Le narrateur donne une foule de détails pour décrire ces bêtes et leur activité. «Grandes, légèrement creusées et pourtant très aiguisées au bout, les griffes étaient bien faites pour fouir».

Après trois mois de service dans ce coin perdu de Sibérie, l’employé tombe malade. «Les accès de toux étaient si violents que je me tordais en deux (…) Je commençais à percevoir le hurlement du loup à travers la toux (…) J’attendais avec une vive impatience le moment où la rupture de quelque vaisseau essentiel mettrait fin à tout».

Le lecteur se demande tout à coup quel voix il entend, qui dit JE dans les dernières lignes de ce récit inachevé. Serait-ce l’employé sans nom ou l’auteur imaginant les atteintes du mal qui allait l’emporter dix ans plus tard? «Cette fièvre me fatiguait beaucoup, je perdais toute résistance, il pouvait arriver que mon front se couvrît de sueur de façon absolument imprévue, je tremblais alors de tout mon corps et il me fallait me coucher n’importe où en attendant de revenir à moi».

Franz Kafka: Souvenir du chemin de fer de Kalda, in Tentation au village, traduction Marthe Robert, Les Cahiers rouges, Grasset, 1953.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *