Le Passe Muraille

Chant pascal des Cent Vallées

Une page inédite de Corinna Bille

Comment dire ce jour de bonheur où je fus emportée par le carrousel, le petit train qui rue, enlevée dans l’éclat mat d’un après-midi d’avril ? Au-dessus des plaines, au-dessus des villes, dans le pays des Cent Vallées.

Plus légère qu’une mésange dans les cerisaies, étais-je encore vivante ? Mais le premier vert de l’herbe au milieu des bois me disait la terre et non le ciel. Et j’étais là ! une petite Eve en sa sphère de joies.

Feuilles nouvelles sur le clavier des monts; neige ô fraîcheur sur nos têtes fatiguées. Je vis une terrasse où des couples invisibles dansaient. La fumée d’un feu éteint montait encore entre les arbres, et des enfants attendaient au bord d’une route.

De ce roux hivernal luisaient les crêtes mais déjà les parcouraient mille veines tressaillantes de sève. Chaque bouleau portait haut sa mandorle, mieux que les Madones qui ne peuvent pas toujours ressusciter.

Des cassines sans toit, en blancheurs, surgissaient des prunelliers. Que de surprises tu nous donnes, léger train des montagnes ! A ton souffle régulier parfois je m’endormais les yeux grands ouverts pour ne rien perdre de tes jeux.

Et maintenant que je me réchauffe à la cheminée du village où se fanent les camélias, les braises errantes par-dessus la table de pierre sautent jusqu’à moi. Et je pense au bonheur fou.

Aux étrangetés de cette journée. Que serait la vie sans l’étrange ? Qui l’épaissit et la rend transparente. Semblable à ce miroir où je me regarde en ce moment sans me voir, parce qu’une brume y reste gravée: obscure Léda perdue dans le plumage de son amant.

Tortueuses et blanches étaient les eaux de la Melezza. Je les voyais fuir, féminines en leur éternité, telles des âmes qui ont cru en Toi, Christ qui aimas sans être aimé.

Mais vibrent des effrois en ce monde inexplicable. La grande main rouge puis son bras coupé. Et au-delà des squelettes d’échalas ce deuxième épouvantail qui tenait deux vessies de porc battues par les vents. Enfin ce prêtre en surplis de dentelles et son servant qui marchait portant la lanterne, de la gare vers le hameau aux trois maisons.

Une grande église grisâtre et laide bascule derrière un mamelon. Et je retombai dans mon extase à ras des talus de bruyère et des hépatiques bleues.

Au sortir d’un tunnel un homme solitaire attendait. Je l’aperçus marcher derrière nous entre les rails. Et je surpris des sentes parmi les châtaigneraies: ponts à dos d’âne et sauvages pêchers roses.

Ah ! rien dans ce monde que le ciel ne saisît ! Forêts ! Cette foule dressée… pentes de membres levés vers la lumière, bourgeons si frais qu’on s’en nourrirait, arbres à fruits pour les oiseaux. C’est le pays des clowns et des animaux. Les chèvres traversent la voie ferrée mais la violette baise l’ombre.

Cinq filets d’eau blanche s’éparpillent aux parois d’un cirque dévasté. Les roches se gonflent comme des montgolfières, tout en haut les chapelles acrobates font la roue. Où sont-ils ceux qui priaient les Saints, qui descendaient, hottes ouvertes, sur leurs dos les dalles descellées ? Ceux qui se repaissaient de châtaignes ou mouraient de faim !

Leurs fils tondent les gazons civilisés, leurs petits-enfants disparaissent sur les motos. Lointain et proche je distingue l’ermitage de l’étranger «qui ne veut plus redescendre en plaine». Il ne parle qu’aux plantes. Un garçon, chaque semaine, lui apporte à manger. Et peut-être un corbeau ? Que d’angoisses ici se lovent ou se dissipent. Bienheureux les abandonnés !

Le petit train bleu siffle toujours aux tournants son début d’opéra. Le clocher maure sonne toujours ses quarts. Les toits de gneiss se confondent encore avec les murs. Et moi je me promène sur les herbes et les graviers.

La longue maison si longtemps vide derrière les ifs et les sapins ouvre toutes ses fenêtres. Le torrent buveur de pluies est complètement desséché. Mélèzes et lilas, pins et palmiers croissent et s’emmêlent. Un tailleur de pierre achève l’un de ses monstrueux champignons-tabourets.

Je tourne autour de l’église, semblable à une souris disait mon mari, avec son dos gris et ses yeux ovales. Et je suis revenue au château fort inachevé, aux greniers suspendus où un frère fidèle m’accueille. Voici le lieu où ne s’érigeaient que des buissons d’épines: devenu le paradis.

Veyras, 13 avril 1977

C. B.

(Le Passe-Muraille, No 30, Avril 1997)

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