« Aube, consens à nous aujourd’hui encore… »
Trois fragments d’un poème de Keats,
traduits par Yves Bonnefoy
I
Il pleut, sur le ravin, sur le monde. Les huppes
Se sont posées sur notre grange, cimes
De colonnes errantes de fumée.
Aube, consens à nous aujourd’hui encore.
De la première guêpe
A bourdonné l’éveil, déjà, dans la tiédeur
De la brume qui couvre le chemin
Où quelques flaques brillent. Dans sa paix
Elle cherche, invisible. Je pourrais croire
Que je suis là, que je l’écoute. Mais son bruit
Ne s’accroît qu’en image. Mais sous mes pas
Le chemin n’est plus que le chemin, rien que mon rêve
De la guêpe, des huppes, de la brume.
J’aimais sortir à l’aube. Le temps dormait
Dans les braises, le front contre la cendre.
Dans la chambre d’en haut respiraient en paix
Nos corps, que découvraient la décrue des ombres.
II
Pluie des matins d’été, inoubliable,
Clapotement comme d’un premier froid
Sur la vitre du rêve; et le dormeur
Se déprenait de soi; et demandait
A mains nues dans ce bruit de la pluie sur le monde
L’autre corps, qui dormait encore, et sa chaleur.
(Bruit de l’eau sur le toit de tuiles, par rafales,
Avancée de la chambre par à-coups
Dans la houle qui s’enfle de la lumière
L’orage
A envahi le ciel, l’éclair
Se fait d’un grand cri bref,
Et les richesses de la foudre se répandent).
III
Je m’éveille, je vois
Que notre barque a tourné, cette nuit.
Le feu est presque éteint.
Le froid pousse le ciel d’un coup de rame.
Et la surface de l’eau n’est que lumière
Mais au dessous ? Troncs d’arbres sans couleur, feuillages
Enchevêtrés comme le rêve, pierres
Etoile, tant de feux…
Etoile, tant de feux ! Que n’ai-je comme toi
Constance, paix, mais non pour, solitaire
Dans la splendeur des cimes de la nuit,
Etre l’anachorète qui observe,
Ses paupières béantes sur l’éternel,
Le tournoiement des eaux qui vaquent à leur tâche
De vestales, la purification du long rivage
De notre vie sur terre. Et non pas même
Pour regarder la fraîche neuve neige
Voiler, de sa douceur, les montagnes, les landes.
Non; ce ne soit, pourtant constant moi-même
Et comme toi l’immutabilité,
Que, la tête posée sur le sein qui croît
De la belle que j’aime, en percevoir
Et le doux gonflement et la retombée.
Et toujours en éveil, dans ma fièvre exquise,
Ecouter, oui, toujours, son tendre souffle,
Et vivre ainsi, toujours, ou sans affres mourir.
John Keats (traduction d’Yves Bonnefoy)
(Le Passe Muraille, No 26, Octobre 1996)