Pourquoi je relis (souvent) Hardellet
Lire (et relire) André Hardellet,
par Jean Perrenoud
Comment rencontre-t-on un écrivain ? Dans mon cas, ce fut par une photographie. Robert Doisneau venait de publier un livre de portraits de per-sonnalités connues parmi les-quelles Jacques Prévert, à quije vouais un culte tout parti-culier pour ses dialogues des Enfants du paradis et pour sonrecueil de poésie Paroles, classé pourtant parmi les poètes mineurs par mon professeurde lycée (contre qui je garde,depuis, une dent toute particulière).
Parmi ces portraits en mode mineur ou majeur, un seul m’était inconnu. De la droite de la photographie noir et blanc, un mec moustachu, cheveux courts, la cinquantaine, chemise sombre élégante, gauloise bleue allumée entre l’index et le majeur de la main droite, se penchait vers moi l’air de dire « Eh, petit, tu ne me remets pas ? ».
Intrigué, je suis allé consulter le dictionnaire qui m’a appris que le type goguenard qui semblait me dévisager, André Hardellet, était écrivain et qu’il avait publié des poèmes (Les Chasseurs) et des romans (Le Seuil du jardin ; Lourdes, lentes… ;Le Parc des Archers). Comme à mon habitude(salut, Jacques Roman !), j’ai tout acheté de ce qui était encore disponible dans le commerce (bien peu de choses avant 1990) et ai mis mon libraire de deuxième main en chasse. Bien m’en a pris : celui-ci me trouvait coup sur coup tous les titres cités plus haut ainsi que Lady Long Solo, splendide évocation illustrée par Serge Bajan.
Immédiatement, ce sont Les Chasseurs qui m’ont conquis,peut-être aussi parce que la version en poche est illustrée d’un tableau de René Magritte que j’admire par-dessus tout. Je me suis retrouvé plongé dans un état de rêve éveillé, une sorte de temps retrouvé. D’ailleurs, Hardellet adore Proust (moi aussi) qu’il a lu, dit-il, comme un roman policier. Il rend aussi hommage à « l’athlète de la chambre en liège» à plusieurs reprises, par exemple en commençant précisément Lourdes,lentes… par la mêmephrase que celle du début de la Recherche.
C’est d’ailleurs pour ce roman qu’il se fait traîner devant les tribunaux sur plainte de la Ligue dedéfense de l’enfance et de lafamille et se fait condamner (en 1973 !) pour outrages aux bonnes mœurs, malgré des témoins comme Julien Gracq ou le prince Murat. Plutôt que de s’offusquer d’un érotisme somme toute léger, uncritique intelligent, comme Jean-Marc Rodrigues, y voitd’abord de « nouvelles approches des territoiresenchantés de l’innocence ».
Hardellet me sert souvent de guide, me parle de ses explorations de territoires interdits, envahis par lesherbes folles où se perdent les jockeys de Magritte et que des chasseurs arpentent, dans unebrume trompeuse. À ce pro-pos, le début des années 90 m’a permis de lire, chez l’Arpenteur justement, l’œuvre complet de l’alchimiste Hardellet en 3 volumes. Un régal. J’y ai découvert Serge Gainsbourg en tueur de vieilles dames, Guy Béart etson Bal chez Temporel, mais aussi des photos avec Albert Simonin (ah, relire Du mouron pour les petits oiseaux ou Le cave se rebiffe!), René Fallet et… un raton laveur. J’y ai, plus sérieusement, savouré toute une série d’œuvres poétiques que je ne connaissais pas comme L’Essuyeur de tempêtes, par exemple, qui regroupe des métiers, plus improbables les uns que les autres : « L’expression “ essuyer une tempête ”remonte à la plus haute antiquité. […] Mon grand-père Beaujolais-la-Pivoine n’essuyait pas les tempêtes à proprement parler ; il ne s’occupait généralement que des “ grains ”, des bourrasques modestes, mais il les traitait de la même manière. Une fois pourtant, entre Epineuil et Sainte-Agathe (j’avais sept ou huit ans), il me montra une tempête allongée sur une prairie et qu’il venait de “ terminer ”. Elle était tellementpropre, briquée et transparente, que vous auriez juré qu’il n’y avait rien là, devant vous. J’écarquillais mes yeuxd’enfant ; Beaujolais me dit :“ Elle va r’partir, maint’nant,quasiment toute neuve ”. »
Si je relis volontiers chaque texte de Hardellet, pour son climat d’écriture particulier, je reste toujours abasourdi par les trouvailles des Chasseurs, surtout dans son répertoire:«Campagnol. Va-t’en le chercher dans les forêts de paille ou sur un tapis de Turquie. » – «Saltimbanques. Crépusculaires, un doigt sur la bouche, ils connaissent le chemin du val et du bal. »- «Croquemitaine. “ Viens, lui dit-elle, tu dois subir ta punition. ” Un ogre en laine,un épouvantail ambulant. Elle le conduisit dans le cabinet noir qui sentait l’encaustique et poussa le verrou. Elle ôta ses défroques, s’épanouit, délaça son odeur. Puis, lentement, avec précaution, elle guida sa main neuve. Il n’a jamais vu son visage – mais c’était la plus belle d’entre toutes. Et, depuis, il la cherche partout à tâtons. »
Alors, je m’en vais flâner dans des toiles comme l’Empire des lumières, le Domaine d’Arnheim ou cellesde Paul Delvaux. Je rencontre Labrunie, Mac Orlan, Peter Ibbetson et je marche dans un Paris, vide soudain, à la recherche de découvertes inattendues. Je reviens ensuite dans notre monde, un peu étourdi, et, pour sur-vivre, j’essaie, parfois avec difficulté,de suivre les conseils que LadyLong Solo laissa un jour à André Hardellet, avec un bouquet de violettes, tellement sombres qu’elles en paraissaient noires : « Prends patience. »
La lecture se poursuit…
J. P.
André Hardellet.Œuvrescomplètes. L’Arpenteur. Gallimard, 3 vol.
(Le Passe-Muraille, Nº 70, JUILLET 2006)