La délicatesse – histoire lumineuse
Récit inédit de Patrick Lucian
Pour Murugan
Le jeudi 6 septembre 2018, dans une décision historique, la Cour Suprême indienne a abrogé le Paragraphe 377, héritage de l’Empire victorien criminalisant la sodomie. Le personnage principal de l’histoire que je propose ici, derrière les détours, les déformations et peut-être les profondeurs de la fiction, renvoie bien sûr à un ou plusieurs garçons qu’il m’est arrivé de croiser.
Voici encore une histoire ou peut-être la même : Ashvin, sur un banc de cette gare, attendait les trains.Il n’était pas le seul à attendre les trains, d’autres gamins âgés de treize à dix-sept ans, un peu loqueteux comme lui, étaient assis à ses côtés, des sacs en toile plus ou moins remplis à leurs pieds. Des voyageurs attendaient également les trains mais ça ne comptait pas – car Ashvin et sa bande, s’ils montaient dans les trains, ne partaient jamais à l’inverse des voyageurs, ne quittaient jamais les quais : ils profitaient de la cohue des arrêts pour visiter les wagons et y récupérer tout ce qui pourrait être réutilisé ou revendu. Pour voler aussi, à l’occasion, quand les passagers étaient imprudents ou distraits. C’étaient les touristes étrangers avec leurs volumineux bagages et leur matériel photo qui se montraient les plus imprudents et distraits, en général. Pour cette raison, Ashvin était un fervent partisan du développement touristique de l’Inde. Des policiers moustachus et bedonnants, une canne en bois à la main, circulaient dans les compartiments. Ashvin et ses amis les craignaient mais effectuaient quand même leur besogne multi-quotidienne de nettoyeurs clandestins. Il fallait être malin, déjouer leur vigilance car, quand on tombait entre leurs pattes, on passait un sale quart d’heure – qui pouvait durer deux ou trois jours : c’était arrivé à Ashvin et à son copain favori, Rohit, l’année précédente, et leurs omoplates, leurs poignets et leurs jambes en conservaient un souvenir ému. Mieux valait ne pas répéter l’expérience. Les flics gardaient toujours un œil sur eux même quand les voies restaient vides. A intervalles réguliers, à coups de canne et de chaussures en cuir, ils chassaient Ashvin et sa bande de l’enceinte de la gare, mais Ashvin et sa bande revenaient toujours. Les flics, de guerre lasse, semblaient tolérer leur présence puis pour se donner bonne conscience ou harcelés par leur hiérarchie, des boutiquiers offensés, des articles de journaux, ils les expulsaient à nouveau. Non sans les avoir dépouillés des roupies ramassées ou mendiées ici et là depuis le matin.
Ashvin s’était installé dans cette gare à quatorze ans, fatigué des insultes de son père et des tabassages de ses frères, quand ils avaient bu, dans le quartier où ils habitaient, au nord de la ville. La vie était dure sur les quais. Mais par rapport à sa hutte depuis la mort de sa mère et le remariage de son père, ou aux rues des alentours de la gare où il avait vadrouillé une ou deux semaines, on était plutôt verni. L’inconvénient majeur, outre la faim (car Ashvin avait toujours faim), les rondes des policiers et les moustiques, c’étaient la saleté, la poussière omniprésentes. Ashvin et ses amis se lavaient à grande eau au réveil et chaque soir à un robinet de la gare, mais il aurait fallu presque aussitôt recommencer. Quand il avait quitté sa hutte, son école et sa famille, il n’avait pour vêtements que le bermuda et le tee-shirt portés ce jour-là, qui avaient été vite hors d’usage. Un pantalon en tergal, trois ou quatre shorts et chemisettes, des sandales empruntés dans des valises mal fermées constituaient sa garde-robe. Il les cachait dans les buissons d’un terrain vague clos de palissades en tôle derrière la gare. La construction d’un immeuble commercial y avait été projetée mais, pour des causes ignorées, les travaux avaient été interrompus. On étendait des magazines sur le sol après avoir acheté des chappattis ou des dosas chez un vendeur du coin et même, dans les jours fastes, des canettes de bière et des cigarettes. Les soirées étaient rieuses sous les étoiles. On commentait les prouesses récentes, les films qu’on irait voir, les aventures personnelles. Une radio dénichée dans un compartiment diffusait des chansons. Quant à l’avenir proche, aux années futures, on préférait ne pas y songer. Tous les garçons de la bande auraient pu raconter la même histoire, à quelques nuances près, même ceux qui étaient arrivés de plus loin, de leur campagne, et aucun ne regrettait ce qui avait été délaissé. Parfois mais rarement, quand ils voyaient une famille aisée sur le quai avec des adolescents de leur âge habillés à la mode tapotant sur le clavier de leur téléphone, un appareil métallique corrigeant leurs dents étincelantes, un soupçon de jalousie pinçait les cœurs, mais il ne durait pas. De toute façon, dans leur quartier ou leur village, s’ils n’avaient pas fui, personne n’aurait pu leur offrir ces baskets, ces jeans ou ces smartphones, autant donc ne plus y penser. La gare où les amis d’Ashvin passaient leurs journées, quand les flics n’entraient pas en action, avait au moins un avantage : ils y travaillaient pour eux, aucune mafia ne s’y était encore implantée pour mettre en place une organisation rationnelle et lucrative de la mendicité, du vol ou de la récupération. Il faut dire qu’à l’échelle de l’Inde, ce n’était pas une très grande gare. Les touristes d’ailleurs, ordinairement, ne s’y arrêtaient que pour changer de train.
La saison des festivals religieux s’achevait et la fréquentation des quais commençait à baisser, à retrouver son rythme normal. Parce que les affaires y étaient bonnes, Ashvin et sa bande adoraient la période des festivals religieux. Parce qu’ils étaient très pieux, aussi, et quand un saint homme en route pour une cité sacrée descendait d’un wagon, ils ne manquaient d’aller s’allonger devant lui et de lui toucher les pieds. Ils n’y réussissaient pas toujours : si le saint homme était réellement considérable, un cordon de policiers interdisait tout accès ; si son renom était moindre, on accueillait les dévots trop guenilleux avec une paire de claques. Un matin, alors qu’il revenait du terrain vague, Ashvin aperçut un garçon de son âge aux cheveux blonds et à lunettes, en chemisette et bermuda élégants, le nez levé vers le panneau lumineux du hall principal, un sac à dos devant lui. A part Ashvin, aucun des gamins de la bande ne lisait couramment l’anglais, mais les destinations s’affichaient aussi dans la langue régionale et en hindi. Ce qui étonnait Ashvin dans la scène, ce qui l’avait interloqué, ce n’était pas tellement la présence de ce garçon dans le hall, mais sa solitude : jamais depuis deux ans il n’avait vu un adolescent non-indien sans un père et une mère veillant avec anxiété sur lui pour le prémunir des mille périls qu’une gare exotique dissimule. C’étaient aussi la beauté et la distinction de l’adolescent, presque scandaleuses dans un endroit pareil – selon lui. Les garçons de son pays captivaient souvent les regards d’Ashvin. Les filles, jamais. Dans la bande, les poussées sensuelles se satisfaisaient à la nuit close, sur le terrain vague, avec les rapprochements silencieux de deux corps qui croyaient les autres endormis, leurs frictions, leurs étreintes puis leurs spasmes sommaires – mais je ne vais pas récrire Histoire de Sastha (1).Bien sûr, aucune allusion n’y serait faite au réveil et lorsqu’on croisait un jeune homme à l’allure et aux gestes trop féminins, un aravani ou un koto comme on disait par ici, on ne se gênait pas pour lui lancer une épithète mortelle, ouvertement ou dans son dos selon les risques, même quand on s’était livré la nuit précédente à des plaisirs partagés dont, peut-être, il ignorait tout. Mais les garçons étrangers de son âge ou un peu plus vieux (ce genre de spectacle n’était guère banal, ce qui en accentuait les charmes) provoquaient chez Ashvin des rêveries plus longues et compliquées qu’il n’avait jamais analysées et qui le soulageaient ou l’aidaient à trouver le sommeil quand il se sentait triste et repensait à son enfance avant la mort de sa mère, mais dont il n’eût rien confié à personne – surtout pas à Rohit.
Il n’y avait pas foule dans le hall, ce matin-là. Ashvin, en voyant son reflet dans le miroir d’une colonne en face de lui, éteignit aussitôt le sourire de bonheur que l’apparition avait fait naître : ses pieds nus, son short délavé et son tee-shirt bon marché contrastaient avec les tennis, la montre et les vêtements coûteux de l’étranger ; ses cheveux trop longs et encore humides avec sa brosse impeccable. Il se déplaça avec discrétion. Le garçon blond semblait plus âgé que lui, en fin de compte, il pouvait avoir dix-huit ans ; il le dépassait d’une bonne tête mais semblait très jeune, en effet, pour un touriste solitaire. Le tableau lumineux consulté, ne prêtant aucune attention à Ashvin, il avait sorti de sa poche un inévitable smartphone. Ashvin poursuivit sa contemplation en se servant également du miroir de la colonne, si bien qu’il pouvait examiner son double profil, séduit par l’un puis par l’autre. Ses yeux étaient bleus derrière ses lunettes, presque de la couleur des bandes verticales de son bermuda, et ses sourcils si pâles, sa peau à peine hâlée si fine, l’ourlet de ses oreilles si délicat qu’il aurait eu scrupule, si ce miracle avait pu se réaliser ! à les toucher de ses doigts déjà crasseux. Plusieurs minutes s’écoulèrent, l’étranger bavardait avec son interlocuteur invisible dans un idiome incompréhensible. Sa voix semblait à Ashvin aussi envoûtante, aussi définitivement hors d’atteinte que ses lèvres, sa peau ou ses yeux. On entendait le nom d’une ville fameuse pour ses vestiges médiévaux, à trois heures de trajet. Le sourire d’Ashvin s’était redessiné malgré lui avec une envie de se mettre à danser, à chanter ou à rire tant cette vision et cette voix l’enchantaient, et des passagers pressés tirant de lourdes valises, des porteurs chargés de ballots empaquetés qui le bousculèrent en l’injuriant furent à peine remarqués. Un autre train arrivait, Rohit et deux gamins de la bande l’appelaient, il fallut y aller. Lorsqu’il fut de retour dans le hall, une demi-heure plus tard, le garçon au smartphone avait disparu.
Le blondinet envolé, Ashvin l’oublia. Ou plutôt son image, toujours radieuse, ne le visitait plus que par instants, tantôt dans la journée quand une tête claire émergeait des quais, tantôt la nuit dans le terrain vague quand aucun corps disponible ne comblait le sien et qu’un fantôme suppléait la réalité. Sa beauté singulière devenait celle d’une divinité inaccessible qu’aucun temple ne permettrait de vénérer, d’un dieu distant égaré par erreur en Inde. Un garçon de la petite bande la quitta, le mois suivant, sans explication ; un autre s’y agrégea. On en avait l’habitude : les relations d’amitié, d’entraide ou d’amour se développaient selon des règles implicites, une constitution secrète ayant pour principe la fugacité. Les policiers exerçaient une surveillance plus sévère depuis quelque temps : on disait que le gouvernement régional, pour redorer la réputation de l’Etat qui n’était pas brillante malgré ses sanctuaires, voulait assainir (c’était l’expression de la télé, des politiciens, des avis placardés sur les murs) les lieux publics. Les affaires cependant demeuraient correctes – c’est-à-dire que ce qu’on ramassait ou chapardait dans les wagons de sept heures du matin à la nuit permettait de manger, d’aller au cinéma les dimanches et de s’offrir d’autres menus divertissements. Des scènes d’un film avec une actrice et un acteur célèbres de Bombay furent tournées dans la gare, cet automne-là, mais ni Ashvin ni ses amis ne purent se mêler à la foule des curieux et des admirateurs car les flics les avaient rejetés à la rue le temps des opérations et gardaient farouchement les entrées. Le tournage fini, comme c’est la règle en Inde, les principes fléchirent. Ashvin, en février, fêta ses dix-sept ans bien qu’on lui en eût donné deux de moins à cause de sa taille et de sa minceur. Comme presque tous les jeunes Indiens de son âge, il portait une fine moustache dont il était très fier et se rasait le menton une fois par semaine. Cette vie qui l’amusait de moins en moins, il s’en rendait compte, ne pourrait pas se prolonger éternellement. Mais où aller ? Rentrer dans sa hutte, pas question. Du reste, il n’avait pas de nouvelles de son père ni de ses frères depuis des mois et n’avait rien entrepris pour en obtenir. Aucun travail à sa mesure ne l’intéressait, ni débarrasser les tables dans un restaurant populaire, ni construire des maisons ou réparer des routes. L’arrêt de ses études le chagrinait parfois car il avait été un assez bon élève jusqu’à ses treize ans, plus vif et moins paresseux en tout cas que tels gamins de familles plus fortunées qui aujourd’hui s’apprêtaient à rejoindre un college. Mais ces regrets parce qu’ils étaient vains s’estompaient rapidement. Rohit, son copain préféré, voulait partir lui aussi, rejoindre un oncle dans une mégapole du nord où on pourrait l’héberger. Une nuit, un homosexuel italien (pour le désigner, on avait utilisé une locution plus crue), un artiste ou quelque chose comme ça à ce qu’il leur avait dit, un peintre fasciné par le shivaïsme traditionnel, les avait invités à vider quelques bières dans un bar du boulevard puis avait proposé à l’un des garçons du groupe, Santhosh, le plus joli et l’un des plus jeunes, de l’accompagner à son hôtel. Santhosh avait accepté. Sans envier son sort, on avait jalousé sa chance.
Trois ans plus tard environ. Ashvin avait été engagé comme réceptionniste dans une guesthouse de la côte ouest. Résumer comment il était passé de sa situation de récupérateur de déchets à cet emploi paisible présenterait peu d’intérêt : ces métamorphoses, en Inde, s’admettent sans s’expliquer. Sa tâche consistait, du lundi au samedi et de six heures du matin à six heures du soir, à patienter derrière un comptoir pour tendre les clefs aux clients, leur faire inscrire leurs numéros de passeport et de visa sur les formulaires officiels ou à enregistrer les réservations quand le gérant, qui occupait un bureau climatisé derrière lui, ne voulait pas être dérangé. Le salaire d’Ashvin n’avait rien d’alléchant mais comme on le logeait et le nourrissait (bien qu’ayant grandi, il n’avait guère grossi), il s’en accommodait. La langue de l’Etat étant cousine de celle de son district natal, il l’avait maîtrisée assez vite. Il avait aussi pas mal progressé en anglais et même acquis des rudiments de français, d’hébreu et de russe – enfin, quelques phrases. La guesthouse était située dans une petite ville à l’embouchure d’une rivière. Des églises séculaires, un palais hollandais du dix-septième siècle, plusieurs temples et mosquées, une synagogue, d’étroits canaux, des rues conservées presque intactes depuis deux cents cinquante ans et une grande plage à deux kilomètres attiraient les visiteurs. Ashvin soignait beaucoup son apparence, désormais, et consacrait un long moment à sa toilette et au choix de ses vêtements. Avec ses premiers gains, il s’était fait poser une boucle d’oreille et avait acheté un téléphone – un Nokia aux fonctionnalités très simples qui lui permettait de garder le contact avec ses amis. D’après leurs conversations, Rohit travaillait toujours avec son oncle, à Lucknow, comme charpentier. Les deux années et demie vécues avec lui. Ashvin se les remémorait avec une pique de nostalgie mais en vérité sans souffrance, sans que rien ne lui manquât. Tout ça était derrière lui, à présent, il avait dépassé tout ça. Et quand il rencontrait un gamin qui effectuait la même besogne, les pieds nus et guenilleux, un gros sac en toile à la main ou sur l’épaule, il détournait le regard, vaguement honteux, vaguement méprisant. Une lettre d’un de ses frères à qui il avait communiqué son adresse lui annonça la mort de son père dans un hôpital municipal au terme d’une brève maladie. Quant à Santhosh, Ashvin apprit que son bienfaiteur, le peintre italien, l’adepte du shivaïsme traditionnel, l’avait abandonné dans un village de Goa sous prétexte qu’il le carottait (2).
Les touristes étrangers, quand ils avaient plus de trente ans, sollicitaient faiblement Ashvin. Mais l’un d’eux quelquefois, parce qu’il avait autour de son âge et qu’une grâce mystérieuse émanait de son corps, de ses gestes ou de sa voix, ressuscitait cette envie de rire, de chanter et de danser éprouvée ce matin-là tandis qu’il revenait d’étendre sa lessive. Du garçon aux yeux bleus lui-même, il n’espérait plus rien. Il repensait pourtant à lui de temps à autre dans sa chambre minuscule, au dernier étage de la guesthouse, mais c’était son image revisitée, ciselée qu’il chérissait alors, non sa personne réelle dont il ne savait rien – pas même son nom. Une promenade arborée longeait un bras de la rivière jusqu’à la mer. Fréquentée par des familles durant le jour, elle était déserte après le crépuscule et des jeunes hommes comme lui, des maris inassouvis, des étudiants provocateurs ou timides, des Occidentaux hésitants qui, hélas, avaient en général beaucoup plus de trente ans y déambulaient (mais je ne veux pas récrire Histoire de Sastha). Quoique l’endroit fût réputé dangereux dans l’obscurité, Ashvin s’y rendait une ou deux fois par semaine. Les plaisirs qu’on glanait derrière un buisson ou une cabane étaient pauvres, frugaux. Ashvin, faute de mieux, s’en contentait. Lors d’une étreinte complice, les mêmes souvenirs, les mêmes visions fugitives participaient à son spasme. Ashvin n’avait jamais interrogé ses goûts, ne disposait d’aucun mot exact pour les nommer. Que les garçons et non les filles l’attendrissent ne remettait rien en cause, n’était constitutif d’aucune identité et n’empêcherait pas que, d’ici quatre ou cinq ans, il lui faudrait songer à un mariage. D’ailleurs, son frère, dans sa lettre, avait abordé le sujet. Et ces mêmes goûts, parce qu’ils n’étaient pas problématisés, ne l’empêchaient pas non plus d’exprimer en public un dédain viril envers les adolescents efféminés ou les hijras qui rançonnaient les commerçants quand ils faisaient un crochet jusqu’à cette côte. Peut-être pour mieux démentir les rumeurs qui commençaient à courir sur lui.
Chaque année, en décembre, une sorte de carnaval à demi-religieux, à demi-touristique répandait à travers la bourgade une foule excitée et bruyante. Ses origines remontaient à l’époque de la colonisation portugaise, au seizième siècle, mais une fête hindoue, dans une espèce de syncrétisme informel, s’y était greffée. Les gens se déguisaient et dansaient avec parfois des contorsions obscènes dans des processions colorées où divers cultes se fondaient ; les badauds et les riverains, devant les maisons repeintes, tapaient des mains ; des effigies du Christ et d’un saint navarrais de la Renaissance mais aussi de divinités locales étaient portées jusqu’à la plage, le dernier soir. Ashvin aimait beaucoup cette fête : Jésus, Marie ou ce saint navarrais, pour lui, ne se distinguaient pas très bien des dieux qu’il priait dans les temples et quand il entrait dans la basilique derrière sa guesthouse, datant également de l’ère portugaise, après s’être déchaussé devant le portail, il s’y signait puis s’y recueillait d’une manière qui sans doute, selon un catholicisme rigoureux, eût paru fort hérétique.
Ashvin était justement sur la plage, ce jour-là, son service à la réception fini, dans l’attente de la procession. Le soleil s’abîmait dans l’horizon, des garnements sur le sable jouaient au cricket ou exécutaient des acrobaties audacieuses, des enfants barbotaient, des cerfs-volants paraphaient le ciel. L’ultime clarté incendiait le plus doux, le plus secret de chaque être et tous les visages, pour quelques minutes encore, resplendissaient. La procession n’atteindrait pas la plage avant une bonne demi-heure mais déjà des flambeaux, des feux de joie étaient préparés. D’un pas léger, Ashvin se dirigeait vers l’amas rocheux terminant la petite baie avant un camp militaire. Les vagues se couchaient sur le rivage puis se retiraient comme si, non, ça n’en valait pas la peine. Une silhouette méditative l’avait intrigué. Un garçon d’une vingtaine d’années au corps à la fois souple et solide, aux cheveux copiant une mode, les yeux perdus vers les lointains. Un garçon de son pays, pas un touriste. Né au Rajasthan ou au Gujarat d’après le teint de sa peau, la forme de sa figure, sa manière d’occuper l’espace, d’autres détails qu’Ashvin avait tout de suite interprétés (mais je ne vais pas récrire Histoire de Sastha). Trois types plus âgés, à brève distance, discutaient. Ashvin l’avait repéré à quatre ou cinq reprises les jours précédents, rôdant aux alentours de sa guesthouse. Peut-être traînait-il là pour lorgner les belles Russes ou dans un dessein mieux accordé aux rêveries d’Ashvin ? Rien dans son allure ne rappelait le blondinet à lunettes qui l’avait tant passionné trois ans et demi plus tôt mais, il fallait le reconnaître, il y avait quand même une ressemblance.
Ashvin arriva au pied des rochers. Le jeune Gujarati (s’il était bien du Gujarat) n’avait pas bougé, indifférent à cet observateur circonspect comme à l’agitation vespérale. On voyait mal ses traits dans l’obscurité. Il se leva soudain et gravit l’amas rocheux puis sauta avec prestesse de l’autre côté de la plage. Ashvin, avec un peu d’appréhension mais taraudé par le désir, décida de le suivre. Les trois autres types les regardèrent s’éloigner. Aucune lumière électrique n’éclairait ce bout de plage qui aboutissait aux barbelés et aux miradors du camp militaire. Le jeune Gujarati, debout face à la mer, avait allumé une cigarette. Ashvin ne fut plus qu’à vingt, qu’à dix pas. La brûlure du désir se faisait plus forte mais rien n’indiquait que son trouble fût partagé ou qu’on eût noté sa présence. Au-delà des rochers, les clameurs, l’enthousiasme croissaient. Ashvin, en deux ans, était devenu expert dans l’art d’accoster les garçons qui lui plaisaient, d’engager la conversation de façon anodine pour la faire bifurquer vers les questions palpitantes. Mais en cette circonstance précise il se trouvait aussi désemparé, aussi subjugué que dans le hall de la gare à seize ans. Pour se donner une contenance, il sortit des cigarettes de la poche de son jean et, en le saluant en hindi, en tendit une au jeune homme qui d’une chiquenaude avait lancé son mégot dans l’océan. Tout se passa très vite, si vite qu’Ashvin, plus tard, eût été incapable de retracer une chronologie. Un premier coup, de face, le frappa au visage, sous l’œil gauche, avec une violence incroyable, puis un autre à l’estomac tandis qu’un troisième le heurtait avec plus de fureur à la nuque. Le ciel où quelques nuages voilaient la lune, la plage et la mer vacillèrent, il s’effondra en ayant encore le réflexe de se protéger avec les bras des nouveaux coups qui le cognaient à la tête puis au bas-ventre dans un rythme méthodique. A travers une conscience déjà ensanglantée, il saisit qu’un épais morceau de bois, sans doute ramassé à proximité, était utilisé contre lui. A moins de deux cents mètres, la fête battait son plein, des rires, des chants, des explosions de pétards lui parvenaient encore. Ses douleurs au crâne, aux jambes et au bas-ventre, sa peur de mourir s’intensifièrent, devinrent insupportables et il hurla sans répit en récitant des prières embrouillées puis il ne sentit presque plus rien tandis que son ou plutôt ses agresseurs semblaient s’être calmés – s’étaient déjà enfuis ? Il revit de façon très floue le visage de sa mère dans leur hutte, puis de Rohit, de Santhosh et de ses copains de la petite bande, et des épisodes de leur vie sur les quais ressurgirent, s’assemblèrent, s’évanouirent. Il revit le double profil du garçon blond au smartphone qui cette fois, il en était certain ! se tournait vers lui, allait lui parler, lui souriait déjà dans un crépuscule d’hiver. Puis brusquement aussi il ne vit plus rien.
(1) Mon « grand roman » indien, inachevé et sans doute inachevable par son projet même puisque je prétendais y faire parler un jeune homme du sud de l’Inde. J’ose espérer qu’avec Ashvin j’ai évité l’écueil qui m’a fait échouer avec Sastha.
(2) On reconnaîtra peut-être ce peintre quand j’aurai dit que, Vénitien de naissance, après avoir été considéré à ses débuts comme l’un des disciples les plus doués de Frank Auerbach, il s’engagea dans une voie artistique toute différente suite à une rencontre avec un sâdhu sur un ghât de Bénarès.