Le Passe Muraille

Un Falstaff du verbe

À propos de Léon Daudet,

par Gérard Joulié

«La faiblesse de mon enfance et de ma jeunesse, a dit Barrès, a été de ne pas connaître d’hommes supérieurs». Léon Daudet n’aurait pu formuler la même plainte. Fils d’un écrivain célèbre et fêté, Léon Daudet a eu le privilège de côtoyer les hommes marquants de son siècle avant même d’avoir fait quoi que ce fût pour mériter de prendre place parmi eux. Cette familiarité l’a habitué à les traiter de pair à compagnon avec l’insouciante verve de la jeunesse. De fait son tempérament polémique et ses options politiques (il est l’homme qui après avoir bâillé les fonds nécessaires au lancement du journal royaliste L’ Action française, l’ empêche, selon le mot de Maurras, de n’être qu’un journal de professeurs) se combinent pour donner une coloration bien personnelle au récit des «choses vues» de 1880 à 1930 où il fut autant acteur que témoin de la vie politique et intellectuelle française.

Journaliste, romancier, tribun, polémiste, conférencier, critique, essayiste, député, voyageur, biographe, mémorialiste, Léon Daudet fut tout cela et plus encore. Ce fut surtout un impulsif verbal qui, comme tous les caricaturistes, a traité la littérature comme de la vie à aimer ou à haïr, et qu’il y a plaisir à caresser ou à battre. C’est d’ailleurs pourquoi il a donné de si bons coups d’épaule à la carrière d’un Proust ou d’un Alain-Fournier et de plusieurs autres, dont Bernanos, Céline, Apollinaire, Chardonne, Morand, Larbaud.

 

On l’a parfois comparé à Diderot dont il a la curiosité encyclopédique et le mouvement. Mais il n’y a pas chez Diderot cet amour passionné de la beauté sous toutes ses formes, cet appétit charnel et merveilleux, cette gaieté rabelaisienne et surtout cette miraculeuse santé. Diderot paraît grinçant à côté du grand rire heureux de Léon Daudet, de sa manière affectueuse de dissiper les fantômes à coups de claques sur les fesses, et de sa ronde et joviale hostilité à tout ce qui est tartuferie et hypocrisie. Ce catholique ardent avait une horreur sacrée de ce qu’il appelle le style aux mains jointes et aux yeux baissés. Il laisse les bien-pensants à leurs bonnes pensées qui sont en général de médisance et de crétinerie.

Il prendra dans L’ Action française la défense de Gide bassement attaqué par Massis. Les livres qu’il aimait le mieux, les meilleurs livres qu’il ait écrits sont d’ un genre particulier, le genre qu’on peut appeler «essais» comme Montaigne ou «cahiers» comme Péguy. On ne s’est peut-être pas suffisamment aperçu qu’ il s’ agit de la même chose, c’est-à-dire de la libre expression d’ un esprit et d’ une sensibilité qui réagissent devant les mille problèmes de la vie. Y entrent aussi bien une philosophie, la poésie, les arts que les moeurs, la cuisine, les modes et ces lumières qu’il nomma un jour comme les deux astres rayonnants de toute existence bien comprise, le goût du pain et le sourire féminin.

Parmi son oeuvre immense qui comprend 130 titres et plus de 9000 articles, il faut faire une place à part à l’extraordinaire série des Souvenirs. Bien loin d’y trouver une invective déchaînée ou une résurrection du passé, on se divertit à y voir défiler un Hugo, un Gambetta, un Charcot, un Clémenceau, et beaucoup de moindres seigneurs restitués avec la précision d’un entomologiste et la verve féroce d’un dompteur. Voici M. de Freycinet «triste comme un étui à lorgnettes», Jules Ferry «taciturne derrière son gros nez» et la reine Victoria montant un grand escalier «avec une majesté et un effort rotulien visibles». Voici Renan «gobeur éperdu dont la pensée inconsistante est une prière perpétuelle à Saint-Décevant». Voici Briand surnommé «la Gouape» et taxé de «vanitorgueilleux», dont le «regard d’eau sale» abrite un «crapaud endormi» et qui traîne un «passé de fumier» comme un foetus «traîne un placenta difforme et contaminé»…

Mais Léon Daudet sait aussi que les grands hommes ne sont pas grands en tout ni tout le temps et que tel médecin fameux dont l’ esprit éclaire le siècle dans son art devient un incroyable niais en politique. A la pointe du combat national avec toutes ses passions et du combat littéraire pendant plus de quarante ans, il a donné l’ exemple de la plus magnifique indépendance dans le monde des lettres si souvent plat, indépendance à l’égard de tout, des pouvoirs, des gouvernements, de l’église, de ses alliés et de ses amis. Il disait ce qu’il pensait, il agissait comme il l’entendait sans jamais se laisser arrêter par rien. Il lui est arrivé de se tromper comme il est humain ! Bien des pages des Souvenirs ont été écrites à une époque où Léon Daudet, catholique et royaliste, était aussi antisémite. Cependant, même au plus fort de la bataille, il sent le danger et précise où il va. Dans les premières pages d’Au temps de Judas, il écrit: «Persécuter Israël serait impolitique et odieux». Plus tard il dira que les juifs ne sont pas responsables du désordre où il voit la France. Pour lui le mal tient dans un seul mot: démocratie.

 

Léon Daudet a su néanmoins laisser venir à lui bien des voix de toutes parts, pareilles à ces «paroles gelées» de Rabelais qu’il aimait à citer et qui sont un des grands mythes de la Renaissance. Cette époque d’ ailleurs n’ était- elle pas la sienne ? Deux livres parus récemment, Léon Daudet le dernier imprécateur et le recueil de ses Souvenirs et polémiques, viennent à point nous le rappeler. L’attention passionnée avec laquelle François Broche suit la destinée de son héros, la qualité de son écriture et de son effort de synthèse, la rigueur de son information, font de sa biographie un livre singulièrement attachant et bien approprié à la redécouverte du fils d’ Alphonse.

G. J.

Léon Daudet, Souvenirs et Polémiques, Laffont, 1992.
François Broche, Léon Daudet le dernier imprécateur, Laffont, 1992.

(Le Passe-Muraille, No 4, décembre 1992)

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