Le Passe Muraille

Jean Vuilleumier voyage léger

Des nouvelles frottées d’humour.

Par Patrick Vallon

La collection Poche Suisse s’est récemment enrichie d’un recueil de nouvelles inédites de Jean Vuilleumier, écrivain indémodable puisqu’il n’a jamais été à la mode. Jadis très soutenu, le rythme de ses publications s’est ralenti: quatre ans se sont en effet écoulés depuis L’Enjeu, opuscule alluvionnaire où l’auteur genevois, une fois n’est pas coutume, se dévoilait à travers ses amours littéraires ainsi que ses aveux les plus intimes. Il s’agissait d’une sorte de bilan au sortir d’un séjour à l’hôpital; c’est assez dangereux, pour un écrivain de la trempe de Jean Vuilleumier, de dresser un bilan: même en demeurant insoucieux comme il l’est du jugement de ses pairs – morts pour la plupart: ça favorise l’insouciance –, le fait de s’être livré à un tel exercice de récapitulation a pu s’avérer stérilisant.

Est-ce cela qui s’est produit? Avançons que Vuilleumier, longtemps attiré par la vie monastique, s’est imposé une retraite nécessaire, et que le démon de l’écriture l’a repris.

Les Fins du voyage, cet ensemble de trois nouvelles d’inégale longueur mais d’une qualité homogène, marque ainsi le retour d’un créateur essoufflé mais encore loin d’avoir dit son dernier mot.

Traven affirmait que «si l’auteur ne peut être identifié par son œuvre, c’est que celle-ci, comme lui-même ne vaut rien». Or ces trois textes sont on ne peut plus vuilleumiéresques: littérairement brillants, elliptiques, progressant avec grande vivacité, non dépourvus de chausse-trappes, tintinnabulants (un de ses adjectifs préférés), bref, tout à fait caractéristiques de cet auteur réputé difficile – qui jurera d’avoir lu LeJardinou L’Incartade, par exemple, sans avoir tôt ou tard perdu pied?

De toutes les façons, une critique prédatrice, c’est-à-dire impatiente de s’emparer d’un sens et d’une matière palpables, ne peut qu’échouer avec ce maître ès simulacres qu’est Jean Vuilleumier. Toutefois, contrairement à ses premières œuvres, dans lesquelles était dépeint un «univers du malaise, du sournois malaise de vivre, un univers revêtu d’angoisse feutrée et de sourde menace», comme l’a si justement formulé en son temps Georges Anex, ces nouvelles m’apparaissent nettement moins sombres; je dirais même que l’auteur s’y est autorisé un humour que jusque-là on lui connaissait peu.

Et en quoi consiste-t-il, cet humour? Le voyage à Toronto va nous fournir des éléments de réponse: longue d’une soixantaine de pages, cette nouvelle commence dans un avion, entre New York et la Louisiane; à son bord, un journaliste et une photographe se préparent à interviewer l’écrivain à succès «Truman C.», qui vit à Baton Rouge, entouré de son chat et de deux domestiques. Accueil affable du maître, conversation polie sur son parcours, son inspiration, etc. Six pages plus loin, les deux reporters ont déjà regagné leur hôtel; ils sont visiblement attirés l’un par l’autre, mais rien ne se passe.

Vuilleumier s’attarde avec gourmandise sur l’atmosphère duveteuse de l’hôtel, sur le contenu du minibar de la chambre de la photographe ou sur sa tenue vestimentaire, mais même après force cocktails, rien ne se passe. Le lendemain matin, le journaliste apprend que Truman C. a été hospitalisé. Il tient donc son scoop: c’est reparti pour une autre interview …

Eh bien pas du tout, il n’y en aura plus jusqu’à la fin de la nouvelle, composée dès lors des notations de Truman C. sur son lit d’hôpital, des réflexions du criminel en prison ayant inspiré à Truman C. un de ses romans, d’une digression sur l’actrice «Marlène D.» se préparant à interpréter un texte tiré d’une œuvre de Truman C., du récit de la réception en l’honneur de la sortie du film (où sont présents Marlène, Truman et les reporters, mais ceux-ci semblent rester à distance), sans oublier la rencontre totalement dépouvue de dialogues entre Truman C. et son traducteur finlandais Fredrik, ni la satisfaction solitaire du romancier face à son inspiration retrouvée…

Cette structure narrative acrobatique est plutôt déroutante, mais d’une grande drôlerie, rétrospectivement. De bout en bout, ce Voyage à Toronto – où cette ville n’est pas plus mentionnée qu’identifiable! – distille un humour à la fois glacé et acidulé sur le métier d’écrivain, sur son absence d’identité propre, sur sa solitude fondamentale: «Les hommages flattent Truman sans l’abuser. Il n’en a cure et se soucie peu d’en savoir gré à ses thuriféraires. Il va prendre congé de lui-même, réservant sa présence à ses livres.» Et tout cela est rendu avec un luxe de détails volupteux; un exemple entre mille: «Au Westin, le petit déjeuner est servi dans le salon attenant à la salle à manger. Rideaux crochetés, fauteuils tapissés de reps artichaut, nappes brodées.»

J’avoue avoir été aussi perplexe que charmé – une telle lecture ne s’oublie pas. Truman C. est bien entendu une transposition un rien carnavalesque de Jean V., et gageons que celui-ci a envoyé promener le journaliste Jean Vuilleumier, lequel a pris sa retraite!

Les deux autres nouvelles du recueil, Le rendez-vous de Dublin et La rencontre de Hambourg, réservent elles aussi des surprises sur le plan narratif, voire spatio-temporel. On y voyage (toujours en avion et dans de bons hôtels, d’ailleurs: ces espaces matriciels symbolisent-ils la renaissance de Jean Vuilleumier?), certes, mais vers des destinations subtilement indécises, ou fatales. Cependant, la patte humoristique de l’auteur prend soin d’effacer tout pathos, refusant à ces voyages de s’achever pour de bon. Existe-t-il des gilets de sauvetage pour fauteuils de lecture ?

P.A.

Le Passe-Muraille, No 81. Avril 2010.

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