Le Passe Muraille

Henri Calet notre grand « petit maître »

À propos de la biographie d’Henri Calet intitulée Je ne sais écrire que ma vie, de Michel P. Schmitt. Une évocation personnelle d’Alain Dugrand.

Romancier, nouvelliste, reporter, critique littéraire, chroniqueur, scénariste, auteur de pièces radiophoniques, Henri Calet (1904-1956) excelle dans tous les genres. Au point qu’on place son œuvre, douce-amère, légèrement désespérée, au club des   « invisibles ». Michel P. Schmitt, prof de littérature (Lumière Lyon 2) amateur d’un poète irrégulier – le merveilleux Francis Ponge -, est, sans aucun doute, le plus fin explorateur de l’enchanteur Calet. Au gré des passions, chaque décennie, l’auteur de La Belle Lurette nous revient. Nous avons tant besoin de littérature plutôt que de « textes » passagers…

À pas menus, l’influence d’un tel ton, d’un style, résiste au temps qui va. Ralliant à son panache noir Joseph Ponthus, lecteur magnifique, Michel Schmitt offre aux PUL (Presses Universitaires de Lyon) deux cent cinquante-six pages indispensables, gorgées d’informations, d’introuvables pages de Calet…

Enfant d’anarchiste, lui-même casseur de coffres, irrégulier, fugueur à Montevideo, Henri Calet était des proches compagnons d’Albert Camus et de Pascal Pia, les aventuriers du quotidien Combat qui affichait sa vocation : « De la Résistance à la Révolution ».

Un Calet mal connu se découvre dans l’architecture biographique du chercheur Schmitt, fruit de décennies d’investigations consacrées à l’auteur du Tout sur le tout. Calet, voyou libertaire en cavale, travailleur de la nuit, élégant, amoureux multiple, compagnon des humbles, des fusillés, traqueur de vies, dingue de Pantruche. Ce Calet selon Schmitt se révèle l’impeccable écrivain que vantait un autre de ses copains, Georges Henein dans Le Mercure de France en 1964 : « C’était quelqu’un de trop bien pour la vie. »

 2021: C’est notre soixante-cinquième printemps privé d’Henri Calet. Il s’est éloigné le 14 juillet 1956. Et je m’en souviens… Pour Fred, mon dab, les étés de Villeurbanne ne seront plus jamais les mêmes. Fringué comme un lord, mon coupeur-chemisier de père achetait Combat chaque matin, tout comme son frangin, mon oncle, cet autre Brummel, prenait Libération au prétexte que l’ondoyant éditorialiste d’Astier de la Vigerie, qu’on nommait alors « Talons rouges », s’était, sous l’Occup, planqué à l’étage de ses voisins ukrainiens, au 56, rue Dedieu, quand les fridolins, au pas de l’oie, martelaient le cours Émile-Zola…

1956: Bien mauvaise année. Léautaud, le « Petit ami », était mort le 26 février. Oncle Marcel avait écouté, radiodiffusés ses « Entretiens » avec le recteur Mallet – il en avait été bouleversé, je l’appris plus tard. Cet hiver-là, les oliviers gelèrent en Provence, et je me revois, au parc de la Tête d’Or, gône, culotte de velours sur le genou, tirant ma luge au bout d’une ficelle à la patinoire du Lac des cygnes pris dans les glaces. Alain Gileti était au firmament, mais les patins, de bois encore, étaient chérots, seuls les riches caqueux du boulevard des Belges s’en chaussaient… Je lisais Bleck-le-Roc, illustré de poche à trente sous, édité par un photograveur-rotativiste de Gerland ; J’avais un œil sur le Bottin mondain d’Edgar Schneider, puisque maman, midinette, appréciait la frivolité du réactionnaire Paris-Presse, comme mes oncle et père le qualifiaient. Ils étaient les amis de monsieur Goldman, matelassier « rouge », boulevard de la Croix-Rousse.

Vingt ans plus tard, à mon tour, j’adoptais Henri Calet. Jacques Brenner nous avait réveillés par son Histoire de la littérature française. Le fin Jean-Pierre Enard, entré en littérature pourvu d’une fragilité du cœur, devint des hussards de notre troupe de demi-soldes : on allait voir ce qu’on allait voir… Calet et rien d’autre ! En librairie La Commune de la Butte-aux-Cailles, on se ravitaillait en « textes » épuisés, on se jurait des promesses de rééditions, de résurrections, nous escomptions beaucoup des fidèles amis du défunt Calet de Combat: Maurice Nadeau, Roger Grenier aussi aimables que notre Mérinos préféré. Le bouche à oreille remplit son office. Calet revint. Puis, dans sa compagnie, son carré d’irréguliers, tous ennemis des arrangements : Armand Robin, Pierre Herbart, Georges Henein, Paul Gadenne et Raymond Guérin.

D’autres copains de mémoire : ceux qui entretenaient la flamme dans des librairies singulières au fil des arrondissements dangereux de Paris, de savantes dames chauffant leurs bottines au poêle des bouquineries-capharnaüms l’hiver (compteur EDF bricolé), de bouquineurs lettrés condamnés à périr dans l’incendie de leurs pavillons meulières, incapables à l’étage de s’extraire leurs lits de vieillesse, tant parquets, couloirs, chambres sourdes et escaliers étaient encombrés d’œuvres rares dont ils renonçaient à se défaire malgré leur valeur, bref, ces Seingalt nous rapportaient d’anciennes historiettes à propos de notre Calet, pseudo de Barthelmess, jeune anar en cavale à Montevideo, naguère.

Notre romantisme actif dura quelque peu. Grâce aux confidences d’un éditeur rare, Guy Ponsart, trop tôt retiré dans ses provinces, j’appris que Calet, tenant pour balivernes la «révolution scientifique et technique» du capitulard Aragon, devait demeurer, très tard, l’usager d’un poste à galène. Ce trait m’émut, je l’avoue : oncle Marcel – mon parrain de surcroît –, casqué de rondelles de bakélite aux esgourdes, suivait les turpitudes de Guy Mollet, de Geneviève Tabouis sans omettre Serge-l’historien-du-cirque. À l’avènement du grand Charles il sacrifia la boîte à lampes à l’achat d’un petit Radiola. Cher parrain, cher Calet, cher père, cravates de soie naturelle piquée de perle-épingle, col popeline à baleine, élégance Prince-de-Galles ombrée de vert, amateurs de jeux de hasard, attachés à l’amélioration de la race chevaline. Pour dire, ils étaient comme Calet, adeptes du turf, convaincus que le grand air des dimanches d’hippodromes était vital pour nos bronches citadines. Reliefs d’éducation hygiéniste, enfances de fortifs, canal de l’Ourcq pour l’un, canal-de-Jonage pour les deux autres, abonnement à la pelouse des courtines  Longchamp et Vincennes, Grand-Camp et Vichy…

En d’aimables circonstances, découvrant la grâce des pages de Calet, nous réussîmes à prendre un peu d’espace à la chronique livres des journaux. Raphaël Sorin, Jean-Paul Kaufmann au Matin, la revue Subjectif, l’aimable Alain Le Saux firent des gorges chaudes du Tout sur le tout. Si Alexandre Vialatte méritait hommage, nous fîmes, lors d’un complot concerté, un triomphe à Solde d’un Bernard Frank qui, lui aussi, surgissait d’une obscure cavale, non pas d’Uruguay, mais d’un ennui dilettante, gourmand, à Saint-Trop et Deauville. Avec celui-ci, désormais, Jean-Louis Curtis, Marc Bernard, Alphonse Boudard, Henri Thomas et Béatrice Beck devinrent nos points d’honneur.

Mais nos forces subjectives n’étaient pas démesurées. Henri Calet s’éloigna un peu, redevint cet auteur cyclique de happy few, sort enviable tout de même, promesse, sans cesse, Yquem, assurance sur la vie, passeport, certitude d’un jour nouveau, quand, après nous, des tendrons briseront des lances pour, je ne sais, l’humeur de L’Italie à la paresseuse, ou bien Le Bouquet. Il y aura toujours une lectrice mystérieuse, un jeune homme distingué pour s’abandonner au style, ce privilège spontané dont les Trissotins sont dépourvus. Le don de refuser ce qui « fait littérature » comme on dit « Yourcenar », ce goût acide des choses jamais repeintes, le vieux Léautaud disait : « J’abomine le mot art en littérature. »

Dans nos années de tournois, carré de soie glissé sous le poignet mousquetaire, nous ne combattions pas pour des filles de rois, mais les feuillets friables de damoiseaux gisant sous les azalées du Père-Lachaise ou un cimetière de moindre importance. Ceux-ci nous avaient laissé des volumes composés d’Elzévir, de Cochin. Le temps fait tout à l’affaire, la beauté d’un ton n’est pas près de passer.

Agacé par notre foi de quadragénaires juvéniles alors, Angelo Rinaldi, bandit bien aimé de L’Express, déchira nos cœurs en nommant Calet « petit maître ». Qu’importe, nous apprenions à lire, laissant La Bovary de côté, nous dévorions la Correspondance de Flaubert, bouclant le bagage avec Stendhal, en deux volumes, Vie de Henry Brulard et Souvenirs d’égotisme, l’intégrale du « petit Marcel », le Journal de Gide, les romans du Polonais Conrad, puis, bien entendu, une brassée des aphorismes viennois d’Elias Canetti empilés sur nos Octave, des Mirbeau introuvables. Nous étions bien pourvus.

Calet et les siens ne trompaient pas leur monde : aucun faiseur de beau style chez eux, aucun « ébéniste littéraire qui astique partout pour que ça brille ». Aucune façon de littérateur. Rien. Aucun embellissement surtout. Écrire, écrire au courant de la plume comme va la vie. « Le style est l’homme même », avions-nous lu sous la plume de Buffon. Avec Calet, nous retrouvions le tempo de la conversation, écho parfait d’un autre « généreux », Jules Vallès, à l’inverse des pontifes gommeux, leurs bureaux silencieux, ceux qui composent des livres avec d’autres livres.

Méditons Calet notre « petit maître ». Puis offrons-nous une brassée de pissenlits, les fruits survivants du désastre contemporain :

J’ai suivi des femmes jeunes avec des espoirs insensés.

Je me suis approché des vieilles, à les toucher. Elles m’ont prospecté.

Elles m’ont donné de petites sommes, et j’ai dit des injures à leur adresse, dans l’escalier.

Les grandes gourmandes m’ont baisé à une allure de charge.

A la hussarde.

Je faisais le cheval.

Elles m’ont fait voir leur petit oiseau, en plein lumière. Et allèrent jusqu’au bout.

Lèche-le !

Je me soulevais le cœur. J’aurais voulu m’en aller vers l’honnêteté, avoir une bonne place.

Mais je restais collé.

À la Charlot. 

Alain Dugrand

Michel P. Schmitt. Henri Calet, Je ne sais écrire que ma vie (Préface de Joseph Ponthus). Presses Universitaires de Lyon, 256p. 2021.

 

NOTA BENE

Entre 1935 et 1955, Henri Calet compose une somme impressionnante de textes : chroniques, romans, nouvelles, critiques, pièces radio­phoniques, scénarios, reportages… Il trace ainsi son sillon d’écrivain, faussement léger et légèrement désespéré. Dans les entretiens qu’il accorde à la presse et à la radio, c’est également de cette façon qu’il évoque son travail d’écriture et sa position dans le monde littéraire. Mais Henri Calet ne se raconte jamais si bien que dans ses silences ou ses à-côtés – à côté de la question, à côté du sujet, à côté de lui-même, parfois. Michel P. Schmitt réunit pour la première fois ces prises de parole, auxquelles il apporte un indispensable éclairage historique et bio­graphique. Et il complète cet ensemble d’un inventaire exhaustif de l’œuvre de l’auteur.

Henri Calet (1904-1956) est l’un des plus brillants représentants de l’écriture en première personne des années 1940-1950. Il fut à la fois romancier (La Belle Lurette, Le Bouquet), « prosateur » (Le Tout sur le tout, Les Grandes Largeurs), nouvelliste (Trente à quarante), critique, dramaturge radiophonique et surtout chroniqueur (recueil Contre l’oubli).

Michel P. Schmitt, professeur émérite de littérature française à l’Université Lumière Lyon 2, est spécialiste, entre autres, de l’œuvre d’Henri Calet. Il a d’ailleurs publié nombre de textes inédits de l’auteur : De ma lucarne (Gallimard, 2014), Paris à la maraude (Éditions des Cendres / Enssib, 2018), Mes impressions d’Afrique (PUL, 2019).

Joseph Ponthus, auteur du très remarqué À la ligne : feuillets d’usine (La Table ronde, 2019), signe la préface de cet ouvrage. Grand admirateur d’Henri Calet, il partageait avec lui l’ambition d’être l’écrivain des invisibles. Il est décédé le 24 février 2021.

 

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