Le Passe Muraille

Au pays d’Anne-Lise Grobéty

Anne-Lise Grobéty en son dernier roman,

par Bruno Pellegrino

Ce n’est pas un dernier roman qui va de soi que celui auquel Anne-Lise Grobéty a mis un point final quelques semaines avant son décès, survenu en octobre 2010. Le titre d’abord, Des Nouvelles de la Mort et de ses petits, déconcerte ; mais cet article indéfini un peu vieillot n’est ni anodin ni maladroit, ces « nouvelles » annoncent en réalité un roman (et plus précisément des « Mémoires intestines »), et si ces « petits » qui suivent la Mort majuscule intriguent autant qu’ils inquiètent, ils marquent en tout cas d’emblée la force d’invention et la liberté de ton qui caractérisent les textes de cette romancière exigeante.

Islo Pers est né au Pays Bougon, une terre au climat ingrat qui n’a jamais eu à lutter contre l’envahisseur car « qui serait assez sot pour se mettre sur le dos la dépouille de pareil territoire ? » Fils aîné du Grand Humeur du roi, Islo et voué par conséquent voué à hériter de la charge. L’humorité est un art subtil qui consiste à sentir, renifler, humer justement les défécations humaines afin d’en tirer des conclusions sur l’état de santé de l’humain en question ; la tâche n’est pas de petite importance, surtout quand il s’agit de « sa Minjesté », mais le petit Islo se rêve capitaine sur les grands océans, pas « navigateur de soupière ». Heureusement pour lui, son maître Erlanger, en véritable homme des Lumières, lui enseigne autre chose, et avant tout d’oser penser par lui-même. C’est aussi par lui qu’Islo rencontre La Mileni, une cantatrice dont il tombe amoureux. Mais sous le règne de ce roi peu au fait des souffrances de son peuple, la tension monte et les effervescences menacent.

On reconnaît dans ces « mémoires » qui s’étendent de la naissance jusqu’au moment de l’écriture les procédés de La Corde de mi (Campiche, 2006) : le récit d’une existence, et le récit du récit qui se fait. Une esthétique baroque qui se retrouve au niveau de la langue, puisque le livre est écrit en langue bougonne, « une langue harassante qui n’est plus parlée tantôt que par une poignée de nigauds, qui est depuis belle suée d’année la risée des fins lettrés du monde entier, tant est grande son arrogance à toujours vouloir avoir maîtrise sur échos et assonances en toutes circonstances, et qui aggrave encore son crime d’extravagance par l’indigence de ses rimes ».

Si la romancière a toujours cherché à développer un langage qui lui soit propre, elle ne l’a jamais fait de façon aussi poussée et explicite. La langue bougonne fait surgir un pays entier, avec son territoire, son histoire, ses coutumes et ses institutions. L’invention poétique de chaque phrase donne au livre son grain particulier, sa texture un peu rugueuse et véritablement unique. Le roman est porté par le rythme particulier d’Anne-Lise Grobéty: les six parties, de « Déhiscence » à « Semence », qui sont autant de larges pans de la vie d’Islo, sont fractionnées en courts chapitres où la narration avance de façon chronologique mais sur un tempo irrégulier — piétine sans jamais ennuyer, puis bondit en avant sans crier gare, avant de ralentir pour mieux reprendre son élan.

Il y a un véritable plaisir à se laisser emporter par ce livre rocambolesque, plein d’humour, et qui réussit le tour de force de parler de merde, non seulement sans tomber dans le vulgaire et le scatologique, mais plus encore en émerveillant le lecteur ! Il est toutefois difficile de lire ce texte sans penser à son auteur, qui le rédigeait alors que la maladie progressait en elle, mais « avec le talent d’embusquer tout soupçon », comme les merles, « qui doivent avoir l’air si sûrs en même temps qu’ils crient la précarité de leur sort, tandis qu’ils recommencent et recommencent à lancer leurs stances presque jusqu’au levage de lune pour tenter de conjurer la menace nocturne — mais sans pour autant, j’insiste, sacrifier le soin apporté à la mélodie — jusqu’à ce que l’obscurité les assigne enfin au silence ».

Sous cette lumière sombre, les descriptions du métier de Grand Humeur se mettent à nous parler plus gravement de la réalité toute terrestre du corps, de ses failles et de ses déchéances. Quant à l’aspect plus politique du livre, et même s’il rappelle essentiellement le XVIIIe français, il ne manque pas de trouver un écho dans les effervescences qui secouent ce début de XXIe siècle. Quarante ans après Pour mourir en février, Des Nouvelles de la Mort et de ses petits achève sans la refermer une oeuvre qu’on n’a pas fini de redécouvrir, qui se sera attelée jusqu’au bout, avec rigueur et entrain, à saisir et célébrer la vie sous toutes ses formes et sous toutes ses coutures — rien que ça.

B.P.

Anne-Lise Grobéty. De la mort et de ses petits, Campiche, 2011, 471 p.

(Le Passe-Muraille, No 88, Avril 2012)

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