La croix et le cairn
À propos de L’insecte missionnaire d’André Brink,
par Hélène Mauler
L’histoire commence en 1760, en Afrique du Sud. Sous le signe de la mante religieuse, insecte sacré et protecteur, naît dans une cour de ferme un enfant hottentot du nom de Cupido Cancrelas. Or «Cupido Cancrelas ne fut pas conçu dans le ventre de sa mère selon le procédé habituel mais avait éclos des histoires qu’elle racontait». Et Cupido Cancrelas, riche de cet héritage d’étoiles et de lune, largement pourvu lui-même en dons surnaturels, ne vivra pas non plus selon le procédé habituel : il quittera la ferme où travaille sa mère pour partir sur les chemins avec un colporteur ; il épousera Anna Vigilant, dont le sexe brille de mille lucioles dans la pénombre de la hutte et qui, le matin, fait bouillir comme personne son chaudron de savon ; il découvrira la religion des Blancs, il rencontrera le révérend Van der Kemp qui lui apprendra à lire et à écrire, à force de dévorer la Bible au sens propre comme au figuré il deviendra le premier missionnaire noir d’Afrique du Sud ; et jusqu’à sa fin tragique dans la solitude et l’abandon de tous, il écrira des lettres enflammées à un dieu qui se refuse à lui, il les déclamera d’une voix de stentor jusqu’au ciel, et il continuera de murmurer contre la joue des pierres et des étoiles.
C’est un conte merveilleux et cruel que l’histoire de Cupido Cancrelas, mais aussi une saga, un poème, un témoignage historique « tiré d’une histoire vécue », explique Brink, un roman initiatique, une ode à l’Afrique du Sud, à ses paysages et à ses hommes, une épopée qui nous entraîne sur les traces du lion et de l’éléphant, qui nous roule dans les tourbillons des rivières en crue, des baptêmes et des conversions, qui fait voler la poussière derrière des chariots cahotants chargés de bonnes paroles et d’abominations, qui hypnotise comme un éclat de miroir perdu ou une apparition.
C’est aussi l’histoire de ces hommes de Dieu qui, pour de bonnes ou de mauvaises raisons (la foi, l’ambition missionnaire et civilisatrice, ou simplement la volonté de mettre quelques semaines de navigation entre eux et leurs amours déçues), quittèrent l’Europe au XIXe siècle et s’embarquèrent vers les implacables terres australes. Par la voix d’un frère blanc, le révérend James Read, apparaît toute l’ambiguïté de la démarche missionnaire, prétendument protectrice mais volontiers, ou involontairement, destructrice : par suffisance, par méconnaissance, par peur de l’autre. Car Cupido Cancrelas et ses pairs pourront bien avoir la foi la plus intransigeante, et la grâce parfois, toujours pèsera sur leurs têtes la malédiction de la couleur de leur peau. Apartheid… Le Dieu des Blancs lui-même n’hésitera pas à les exiler dans des contrées pilonnées par un soleil de feu, sans une âme sauf celle d’un cairn dressé par leurs soins sur le chemin. Alors, il ne restera qu’à partir, loin, en suivant une simple étoile dans le ciel. Avec pour compagne épisodique, mais fidèle, une mante religieuse.
L’Insecte missionnaire est un livre de brûlure, un livre où l’amour et la foi se déploient aux confins de la folie, un livre empli d’une énergie sauvage au goût de mort et d’extase. Un livre qui laisse des traces violentes comme un impact de météorite, menues et impalpables comme un trottinement d’insecte…
H. M.