Dans la nuit étoilée
À propos d’Une vie sans toi, de Jil Silberstein.
Par Patrick Vallon
D’un livre qui nous a plu, on dit parfois avec pompe qu’il a emporté notre adhésion. De ce livre-ci, Une vie sans toi, j’ai envie de dire qu’il adhère à moi viscéralement et qu’il m’a emporté bien au-delà de ce à quoi je pouvais m’attendre avant d’en commencer la lecture : alors, je me voyais voyeur, me sentais intrus, gêné à l’idée de pénétrer dans un territoire ravagé par le deuil.
Mais, connaissant Jil Silberstein, son impétuosité, sa malicieuse ardeur, ses ressources résurrectionnelles face aux situations les plus tragiques, je me doutais qu’il était impossible qu’il s’agît là, malgré la noire beauté du titre, d’une œuvre uniment élégiaque. Certes, au centre de cette chronique arborescente (enrichie de chroniques miniatures) commencée en novembre 2006, il y a ce cataclysme survenu trois mois avant cette date : le décès, à l’âge de 53 ans seulement, de l’épouse de l’auteur, cet être de lumière tant aimé que fut Monique Silberstein, après une maladie foudroyante.
Dès la première page du livre, il nous est annoncé ce sur quoi il va s’ouvrir: sur sa fin et le manque inhumain que celle-ci engendra ; cependant, l’auteur a l’élégance de ne jamais noyer sa plume dans ses larmes. La planche de salut qui se présente, c’est sa mémoire ; peu importe si celle-ci prend çà et là la forme d’un serpent qui mord la pensée, sa morsure est préférable au silence, inaccessible après toutes ces années heureuses si brutalement arrêtées.
L’urgence, pour Jil Silberstein, consistait à donner des mots à la douleur: le malheur qui ne parle pas chuchote au fond du cœur qui n’en peut plus, jusqu’à ce qu’il se brise.La citation pourrait être de lui, elle est de Shakespeare… Shakespeare si capital aux yeux deJil – il en a si bien parlé dans La neuvième merveille que je ne puis qu’inviter celles et ceux qui ne connaîtraient pas ce revigorant essai à le lire…
Donner des mots à la douleur, donc, pour tenter de l’apaiser, sans escamoter les questions essentielles (ainsi : Qui suis-je ? Qui sommes-nous ? Des êtres de faiblesse et de douleur mais secondés par des savoirs insoupçonnés tapis au fond de nous? Ou bien sommes-nous des traîtres ? Des zombies ne songeant qu’à survivre ?), mais aussi donner des mots au bonheur partagé, car s’il reste muet, s’il ne crie pas, le cœur peut également subir des lésions.
Ce qui m’emporte dans cette chronique d’une vie-sans- toi-mais-tout-de-même-avec- toi, c’est l’étonnante proximité avec laquelle il m’a été donné de voir s’accomplir le destin d’une femme admirable à travers le prisme de l’homme qui l’a follement aimée, et cela sans me sentir, à aucun moment, voyeur ou intrus. Par quel sortilège l’auteur parvient-il à ce résultat ? La réponse est simple : on a a affaire à un couple magique, hors du commun, extrêmement cultivé – pas seulement parce que Monique et Jil ont fiévreusement adoré la littérature ou sillonné le monde pour assouvir leur soif de solidarité, mais aussi parce qu’ils ont développé entre eux une mythologie, un langage propres. Ils vécurent hors des carcans habituels, s’appelaient par des noms de mammifères (à dé- couvrir), créèrent un univers à eux (le Petit Cirque), bref, ils disposaient d’une culture singulière, que Jil nous transmet avec toute la plasticité de sa langue de poète épris de fantasmagories.
Selon Michel Henry, la culture désigne « l’auto-transformation de la vie, le mouvement par lequel elle ne cesse de se modifier soi-même afin de parvenir à des formes de réalisation plus hautes, afin de s’accroître ». Voilà l’of- frande d’Une vie sans toi : une célébration de la vie toujours croissante, au-delà de la mort et de la peine. Lorsque le mal frappa soudain, Monique et Jil auraient pu dire, avec Georg Trakl qu’ils vénéraient et qu’ils traduisirent ensem-ble : Da trat ich aus der Freude Haus / In die Nacht hinaus. (J’abandonnai alors la demeure de joie / Pour entrer dans la nuit.) Désormais, une étoile de plus y brille, intensément. Merci à vous deux…
Je me souviens avec émotion du jour où Jil vint nous apporter le magnifique petit tableau de notre bien-aimé ami Robert Droulers reproduit sur la couverture de son livre. Il débordait d’une joie enfantine, c’était comme s’il nous bénissait avec une icône portative issue de quelque grotte enchantée ! Que cette joie demeure, tel est mon vœu le plus cher…
P. V.
Jil Silberstein, Une Vie sans toi, L’Age d’Homme, 2009, 180 p.