Le Passe Muraille

Au jardin de Lucien Suel

«Une cuillère pour la vie, une pour la mort»…

par Claire Julier

Sur la couverture, en bas à droite, une brouette simplement posée. Quoi de plus banal, même si, d’après mes souvenirs scolaires, elle a été inventée par Blaise Pascal.

Une fourche, une bêche.Le jardinier n’est pas là. Absent déjà; présent encore à cause du tas d’herbe verte qui n’a pas eu le temps de sécher et qui sent bon la terre, l’humidité, la brume, le mal aux reins, le crottin de cheval, les trous creusés par les taupes.

Au-dessus, il y a le ciel, «la course des nuages ventrus, l’inclinaison des branches supérieures.» Sillon après sillon, l’homme enfonce, soulève, retourne, enfonce, soulève, retourne; gestes du quotidien, travail répétitif, de la gauche vers la droite, jusqu’à ce que le corps fatigue ou qu’il rompe, jusqu’à ce que la sueur, glacée, inonde le visage, jusqu’à ce que le cœur prenne le rythme de la défaillance.

Le jardinier a reconnu la mort. Il l’attend, immobile, bras en croix. «Les images diapos photos couleurs ou noirs et blancs courts métrages muets ou parlants» défilent, les images de sa vie. Rien que de la vie, un chant à la vie!

Un corps est couché au milieu du végétal, bloqué; une partie de l’homme tout à l’heure au travail se délite. L’autre revoit les pages vécues en désordre. Le gisant se raconte en employant le «tu» parce qu’il rend encore plus proche le récit de l’intime et l’amitié qu’on lui prête, parce qu’il accentue le lien entre soi et soi.

Bûches fendues, bruit d’une cannette qu’on décapsule, trompettes de Louis Armstrong ou de Miles Davis, parfums de fleurs du jardin au soleil, souvenirs de pays lointains, d’enfance, visages aimés de femme, mère, enfant et lui petit garçon, amant, père, «une cuillère pour papa une cuillère pour maman une cuillère pour le chien une cuillère pour le chat une cuillère pour la vie une cuillère pour la mort.»

Lucien Suel sème des mots à la volée, les enfouit dans le sol sarclé, bine, veille à leur floraison; il les fait rouler sous sa plume, les respire, les déguste comme un fruit non traité. Et c’est beau comme un matin de printemps, avant que l’hiver n’arrive.

C.J.

Lucien Suel, Mort d’un jardinier, La Table Ronde, 170p.

(Le Passe-Muraille, No 77, avril 2009)

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