Le Passe Muraille

Une certaine idée de la Suisse

 

Quand Sylviane Roche se la jouait Perec chez les Helvètes…

Je me souviens, au lycée à Paris, d’un copain qui venait de Lausanne
Je me souviens qu’il m’avait fait croire que les Mémoires du général de Gaulle commençaient par «Je me suis toujours fait une certaine idée de la Suisse»
Je me souviens que je n’avais aucune idée de la Suisse
Je me souviens que je suis allée à Neuchâtel chez des amis de mes parents en 1960
Je me souviens que tous les films y étaient interdits aux moins de seize ans
Je me souviens que mon beau-père travaillait dans l’horlogerie
Je me souviens qu’il allait parfois à Saint-Imier
Je me souviens qu’il racontait qu’on l’avait invité à six heures du soir pour manger une choucroute
Je me souviens que ça nous avait fait rigoler à la maison
Je me souviens que mon petit frère voulait être pompier au Locle
Je me souviens de la méthode de rythmique Jaques-Dalcroze
Je me souviens que la Suisse n’avait aucune importance dans ma vie
Je me souviens que je suis allée à Zermatt en 1967
Je me souviens que je ne me doutais de rien du tout
Je me souviens de mon arrivée à Lausanne
Je me souviens que j’avais un permis de séjour d’épouse accompagnante
Je me souviens qu’il fallait indiquer sa religion sur les formulaires d’état-civil
Je me souviens que je répondais néant
Je me souviens que je ne savais pas quelle idée me faire de la Suisse
Je me souviens qu’on a été dénoncés par les voisins parce qu’on emménageait un dimanche
Je me souviens du joli-matin-tout-plein-de-lumière-le-joli-matin-nous-met-en-train
Je me souviens que les garderies et les colonies de vacances étaient pour les cas sociaux
Je me souviens qu’on ne trouvait du vrai poisson qu’à la Placette


Je me souviens que le camembert était toujours pasteurisé
Je me souviens qu’il n’y avait pas de cantine à l’école primaire
Je me souviens que je n’y comprenais pas grand’chose
Je me souviens que le général Guisan avait sauvé la Suisse


Je me souviens que les citrons pressés étaient inconnus dans les bistrots
Je me souviens que c’était un pays étranger
Je me souviens du type qui racontait que pendant la guerre il avait vu brûler Saint-Gingolph
Je me souviens qu’il ajoutait que c’était un horrible souvenir
Je me souviens que les hommes suisses ont été mobilisés pendant la Deuxième guerre mondiale
Et même pendant la Première
Je me souviens que la ménagère suisse cuisait à l’électricité
Je me souviens qu’on ne pouvait pas être un bon Suisse et se lever à neuf heures du matin
Je me souviens qu’une grosse dame m’avait raconté qu’à Zurich pendant la guerre, les juifs cachère ne pouvaient manger que du poulet
Je me souviens des gendarmes en action Fr. 5.- le paquet à la Migros
Je me souviens que mon amie Claude en pleurait de rire
Je me souviens qu’un instituteur avait expliqué à mon fils qu’on ne pouvait pas être à la fois juif et Suisse
Je me souviens que les Suisses se croyaient différents des autres et que ça m’étonnait
Je me souviens que je les trouvais absolument comme tout le monde
Je me souviens que la Croix Rouge a été inventée à la bataille de Solférino
Je me souviens de Schwarzenbach
Je me souviens de mon premier cours d’histoire suisse à l’Université
Je me souviens de Frédéric-César de la Harpe et du tsar Alexandre Ier
Je me souviens quand j’ai vraiment commencé à aimer quelque chose
Je me souviens que c’était en montant les marches des escaliers du Marché
Je me souviens que je pensais à Jacques, dans Les Thibault
Je me souviens de mon premier livre de Ramuz
Je me souviens que c’était Aimé Pache, peintre vaudois
Je me souviens que j’en pleurais d’émotion
Je me souviens que mes amis ne comprenaient pas pourquoi
Je me souviens du professeur d’ancien français qui m’avait dit que je prenais la place d’un étudiant
Je me souviens de Samuel Belet
Je me souviens qu’Elodie est née à Lausanne
Je me souviens qu’Emmanuel m’avait demandé si les soldats suisses étaient les plus forts du monde


Je me souviens que je me suis dit que mes enfants étaient Suisses
Je me souviens que je commençais à me faire à cette idée
Je me souviens de Villa au-dessus d’Evolène
Je me souviens que ça ne s’est pas fait tout seul
Je me souviens que je ne voulais pas renoncer à ma nationalité française
Je me souviens que cela rendait ma naturalisation impossible
Je me souviens qu’à l’Université certains professeurs me trouvaient superficielle
Je me souviens de cette gamine qui était venue à table avec une Croix de fer allemande autour du cou
Je me souviens que ses parents n’avaient rien dit
Je me souviens que j’avais dit quelque chose
Je me souviens qu’ils avaient pensé que j’étais une emmerdeuse qui faisait des histoires pour rien
Je me souviens que ce n’était pas la première fois, ni la dernière
Je me souviens que j’ai finalement obtenu mon passeport par mariage
Je me souviens qu’en me le remettant l’employé m’a félicitée avec émotion
Je me souviens que j’avais trouvé ça très gentil
Je me souviens que les Suisses se sont mal conduits pendant la guerre
Je me souviens que les grandes rafles de l’Occupation étaient faites par des policiers français
Je me souviens que les Suisses ont renvoyé à la mort des gens qui essayaient de passer leur frontière


Je me souviens que ce sont des gendarmes français qui gardaient les prisonniers à Drancy
Je me souviens de Rothmund et de Pilet-Golaz
Je me souviens de Laval, de Brasillach, de Xavier Vallat
Je me souviens que Guisan avait félicité Pétain pour son anniversaire
Je me souviens de Grüninger
Je me souviens des comptes juifs dans les banques suisses
Je me souviens de l’administrateur aryen du magasin de ma grand-mère
Je me souviens de la bonne conscience des uns
Je me souviens de la mauvaise conscience des autres
Je me souviens qu’il n’y a pas de peuple coupable
Ni de peuple innocent
Mais je me souviens des visages et des mains tendues
Et de toi que j’aime
Et que je n’oublierai jamais.

S.R.

(Le Passe-Muraille, Nos 35-36, Avril 1998 supplément La Suisse et son passé)

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