Le Passe Muraille

Un témoignage d’humanité

 

Tandis que son dernier roman, Le trajet d’une rivière, se trouvait plébiscité par les lecteurs, Anne Cuneo évoquait, au tournant de 1994, sa position d’écrivain dans notre pays. Elle est décédée le 25 février 2015. Hommage et rencontre,

par JLK

La Suisse demeure, en dépit de certaines tensions, un carrefour-échangeur de cultures et, fût-il à revivifier, un foyer de fédéralisme. Or il est des auteurs, dans ce pays, qui incarnent particulièrement ce brassage et cette recomposition. Ainsi d’Anne Cuneo, aussi bien connue des téléspectateurs romands pour la correspondance qu’elle assure à Zurich que par ses lecteurs des deux rives dela Sarine et par les amateurs de théâtre ou de cinéma qui ont vu ses pièces ou ses films.

Et de fait, à côté de récits autobiographiques marqués par son origine italienne et le besoin impérieux d’accorder le métier de vivre et le métier d’écrire («Gravé au diamant», «Mortelle maladie»,«Portrait de l’auteur en femme ordinaire») ou la cruelle épreuve du cancer(«Une cuillerée de bleu»), Anne Cuneo n’a cessé de pratiquer le décentrage.

De migrations en dérives tous azimuts (à Paris avec «Passage des panoramas», à Cuba dans «Hôtel Vénus», à Londres pour «Station Victoria», en Tchécoslovaquie dans «Prague aux doigts de feu»), l’auteur atteint, avec «Le trajet d’unerivière», une sorte de plénitude rayonnante où le destin d’un beau personnage cristallise ce qu’on peut déclarer un idéal européen, sans démagogie opportune.

Est-ce à dire que, de Marx dont la militante de gauche se réclamait en ses écrits de jeunesse, aux musiciens du siècle de Shakespeare dont Francis Tregian, son héros, se fit le collectionneur-copiste éclairé, le trajet d’Anne Cuneo l’ait conduite loin des contingences terrestres? Bien au contraire: c’est sans doute dans ce dernier livre qu’Anne Cuneo nous paraît infuser le plus de vie à sespersonnages et à ses idéaux.

—  Ecrire en Suisse revêt-il pour vous un sens particulier?

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—  Je ne ferai pas le plaisir aux chauvins d’affirmer que je ne puis écrire qu’en Suisse… et sans doute aurais-je écrit autre chose si j’avais vécu à Milan,Londres ou Paris. Mais, par rapport à Paris, justement, j’aimerais dire qu’écrire en Suisse aujourd’hui, avec les éditeurs que nous avons et les auteurs qui se manifestent, est plus stimulant que ce ne le serait à Paris, où la littérature me semble accuser un terrible appauvrissement. Bien entendu, comme tout le monde, j’ai apporté mes premiers manuscrits à Paris, où j’ai été reçue avec une morgue incroyable. Dès mon premier livre, qui a été mieux vendu par Rencontre qu’il ne l’aurait été par un éditeur parisien, je me suis rendu compte que je serais mieux défendue en Suisse romande qu’à Paris, et d’autant plus qu’à l’époque commençaient de s’affirmer des éditeurs qui allaient fonder la réalité de la littérature romande. Ce que je regrette évidemment, c’est que les livres publiés en Suisse française ont de la peine à passer la frontière, tandis que ceux de nos confrères alémaniques font naturellement leur chemin en Allemagne. Ce qui conduit au paradoxe que je suis connue en Allemagne, par mes livres traduits, alors qu’en France je suis une parfaite inconnue. 

 — Votre origine italienne marque-t-elle encore votre relation avec la Suisse? Et comment avez-vous vécu le multilinguisme?

— A vrai dire, je ne ressens aucune distance: je suis immergée dans la réalité qui m’entoure. Cependant, une distance subsiste, liée au fait d’un passé distinct. Si j’ai entendu, dans mon adolescence, les mêmes phrases qu’ont dû subir tous les immigrés italiens sur«les Spaghettis», dont on se demandait s’ils avaient une salle de bains, j’ai le souvenir de m’être parfaitement intégrée. A l’université, à Lausanne, le sentiment de différence terrible que je ressentais était lié au fait que je n’avais pas d’argent. J’étais contrainte de demander à mes camarades de prendre des doubles des cours du début de la journée parce que moi, de dix heures dusoir à deux heures du matin, j’allais répondre au 111 ou relever des télex. Quant à la langue, j’en ai résolu le problème avant d’écrire sérieusement. A la demi-licence, le professeur Gilbert Guisan m’a fait remarquer qu’en dépit d’une certaine maladresse de mon expression il ne s’était jamais aperçu que j’étais de langue étrangère, concluant que c’était très positif. Du coup, cela m’a donné des ailes: je crois bien que j’ai commencé d’écrire des poèmes dès le lendemain!

– Et vos rapports avec la Suisse alémanique ?

— Je crois qu’il y a en Suisse alémanique une attente beaucoup plus grande à l’égard des écrivains que ce n’est le cas en Suisse romande, et je présume que l’action d’un Max Frisch y est pour beaucoup. Un exemple personnel: le 20 décembre dernier, la radio alémanique me téléphone pour me demander un texte dans le cadre d’une action en faveur des Bosniaques, suite à la plainte des écrivains de Sarajevo accusant les Européens de les oublier. J’ai donc donné un poème qui a été diffusé sur les ondes et repris, ensuite, par les plus grands journaux. Depuis lors, tout le monde m’en parle, et jusqu’à des gens qui ignorent complètement mes livres. Or c’est cela même que le public, ici, attend des écrivains. Ceux-ci s’expriment très régulièrement dans les médias et participent au débat public. Un Hugo Loetscher ou un Franz Hohler sont sollicités à tout bout de champ et très écoutés.

— Il y a vingt ans de cela, vous envisagiez le rôle de l’écrivain comme celui d’un témoin. Qu’en est-il aujourd’hui? 

—   Si le témoignage a changé de forme, le fond demeure. Je crois que je n’ai jamais traité qu’un seul thème, découlant de la même vision de la dignité humaine: la tolérance humaniste. Mon éducation italienne est décisive en ce sens. Mon enfance a baigné dans une atmosphère marquée par l’esprit de résistance manifesté par mon père contre le fascisme. Ce n’était pas un engagement abstrait mais une question de survie — au sens aussi de la survie de l’esprit. Les nazis avaient brûlé les livre?: mon père était totalement imprégné par l’horreur de ce péché mortel. Et les poètes qu’on nous faisait lire à l’école, les livres de Levi, Vïttorini ou Zurlini qui dénonçaient l’imbécillité de la guerre, l’opéra où l’on m’emmenait parce qu’il parlait d’une histoire de Lombards à la première croisade, qui visait évidemment les nazis, tout cela ne pouvait que façonner l’idée que j’allais me faire du sens de l’art.

—  La Suisse a-t-elle, selon vous, un rôle particulier à jouer à l’heure qu’il est? 

—  Cela me semble tout à fait évident, mais alors il s’agit de retrouver ce qui fait sa particularité, qui paraît complètement échapper aux nationalistes les plus ardents. Ceux qui se complaisent dans le fameux «Y en a point comme nous», avec cette naïveté supplémentaire de croire que ce pays est à l’abri de tout, ne prennent pas suffisamment au sérieux l’idée que la Suisse peut être en effet un modèle. L’Europe sera possible dans la mesure où la Suisse a été capable de faire cohabiter un Appenzellois et un Zurichois ou un Genevois. Or ce n’est pas dans le repli frileux, mais dans l’exercice du fédéralisme et de la fraternité que ce modèle peut se trouver revitalisé. □

Anne Cuneo: Le trajet d’une rivière, Bernard Campiche éditeur, 599 pages.

Dixit Anne Cuneo:  « En Suisse, il y a un endroit où j’ai besoin de me ressourcer: c’est, à Lausanne,le bord du lac entre Ouchy et Pully. C’est le lieu que j’aime. C’est le lieu qui m’a faite. Cet attachement est lié à mon arrivée en Suisse et à un premier coup de foudre ».

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