Le Passe Muraille

«Pardonnez-nous de vous survivre»

  

Reconnaissance à Victor Serge, (re)découvert par ses poèmes,

par Jil Silberstein

Trop de crapules ne demandent qu’à sourire: le hachoir de l’Histoire déchiquette pour eux. Qu’on affuble la machine meurtrière de noms toujours nouveaux – «néo-libéralisme» ou «mondialisation» – ne change rien à l’affaire: sa grande mission reste de sectionner, d’atomiser et de fournir une pâtée humaine décervelée aux marchands d’illusions, de mensonges à court terme ou de vecteurs de tragédies pour qui la masse ainsi offerte est toujours chiche (lois du marché obligent). Qu’à toute époque, qu’en tous lieux, des justes se soient dressés avant que d’autres, aussi clairsemés qu’eux, prennent la relève et tombent à leur tour sans avoir instauré cette fraternelle équité, cette liberté qui fut leur rêve, leur nerf et leur récif… voilà qui, aujourd’hui, ravit plus d’un Merlin du grand écran: une fois pasteurisés et «relookés», les opposants sublimes se font fort d’arracher aux spectateurs-consommateurs des larmes aussi irrésistibles que stériles. De sorte qu’au fil du temps, contre argent trébuchant, c’est notre cœur et c’est notre mémoire qu’on nous fait dévorer. Après Spartacus, après Martin Luther King, à quand une superproduction sur Rosa Luxemburg ? Quant à la résistante birmane Aung San Suu Kyi ou au sous-commandant Marcos, je ne serais pas étonné d’apprendre qu’on met déjà en scène leur «légende». Dans cette affaire, les combattants qui sont aussi des écrivains semblent, c’est vrai, épargnés: on voit mal Simone Weil, Hannah Arendt, Hertzen ou Orwell (dont paraît une traduction du troisième tome des Essais) camper en monolithes. Alors on les digère de façon à peine moins infamante: pour peu que leur noms ne s’effacent pas tout simplement, ils deviennent à peine mieux que de vulgaires stimuli à l’usage de ces chiens de Pavlov exhibant leur savoir aux jeux télévisés: «Orwell ? 1984 !»

De son vrai nom Victor Lvovitch Kibaltchich, Victor Serge (1890-1947) est un de ces témoins exceptionnellement clairvoyants et courageux dont le combat et l’œuvre, en prise sur les luttes qui agitèrent la première moitié de ce siècle, paraissent condamnés à l’oubli. Fils d’émigrés anti-tsaristes, né en exil, on le voit dès l’age de 15 ans militer aux Jeunesses socialistes belges. Mêlé à tort au procès de la bande à Bonnot, ce réfractaire passé à l’anarchisme paie de cinq ans d’emprisonnement ses appels aux «révoltes individuelles, réfléchies et audacieuses». Interdit de séjour en France il participe, en juillet 17, au soulèvement manqué de Barcelone, revient à Paris, passe quinze mois en camp de détention avant d’être échangé comme otage «bolchevik» et expédié vers Petrograd.

Printemps 19: Serge engage toutes ses forces dans la Révolution. Mais dénonçant – dès novembre 27 – le Thermidor soviétique, jugé trop proche de Trotski par un Staline avide d’asseoir son absolue domination, il entre en disgrâce. Déporté, il manque finir ses jours comme beaucoup de ses compagnons qui rejoignirent Lénine, furent bientôt muselés, puis abattus. Malgré les attaques de l’infâme Aragon, l’intervention d’un groupe de fidèles le tire d’affaire.

Expulsé d’URSS en 36, privé de sa nationalité soviétique et de ses manuscrits, Serge gagne la Belgique, puis la France, pour dénoncer tout à la fois, avec une rare pugnacité: procès de Moscou, nazisme, fascisme, antisémitisme, pacte germano-soviétique et invasion de la Finlande. Calomnié par les staliniens, il défend les trotskistes du poum pendant la guerre d’Espagne. Dès l’invasion allemande, il renoue avec l’exil. Indésirable aux Etats-Unis, il s’installe au Mexique. Esseulé, indigent, brouillé avec Trotsky, continuant jusqu’au bout de croire en l’avenir d’un socialisme qu’il s’efforce inlassablement de renouveler (ses essais publiés dans Masses sont à ce titre très explicites), il y meurt sept ans plus tard, terrassé par une crise cardiaque.

Son œuvre ? Elle est considérable. Quantitativement, d’abord. Une masse d’essais historiques, politiques, littéraires; des romans; des nouvelles; des traductions du russe; une foultitude d’articles – sans parler des manuscrits perdus, inachevés ou confisqués. Quant à son style nerveux, vibrant et chaleureux inspiré par l’urgence; quant à la puissance émotionnelle qui s’en dégage, ils font de Serge un écrivain français de premier plan. Qu’on lise Mer blanche; à elle seule cette nouvelle impose son auteur. Que dire alors des Mémoires d’un révolutionnaire, de Lénine – 1917 ou de la poignante Affaire Toulaev… N’empêche, jusqu’à l’automne dernier où Grasset réédite L’an 1 de la révolution russe, plus un seul titre au catalogue de la librairie française.

Et puis, dans ce néant, grâce aux efforts de Jean Rière, fidèle à qui Serge doit tant (il fut à l’origine de toutes les rééditions que Maspero et le Seuil entreprirent dans les années 70), et d’Edmond Thomas, autre inconditionnel menant la barque des Editions Plein Chant: ce miracle lyrique que constitue Pour un brasier dans un désert… volume réunissant l’œuvre poétique de Serge.

Voici un livre déchirant. Le plus intense, peut-être, le plus testamentaire que cet auteur laisse. Entrepris en déportation – en un temps où presque tous les compagnons de Serge gisent en terre, assassinés – Résistance qui compose, avec Messages, la part centrale de cet ensemble, fait retentir l’incroyable solitude d’un survivant hanté par la «constellation des frères morts» et par leur sacrifice bafoué. Assumer d’être en vie, alors que «c’est nous les coupables, nous les impardonnables, nous les plus misérables, nous les plus abîmés, c’est nous, c’est nous, sachez-le – et soyez redimés» ? Pourtant, scrutant l’Oural comme plus tard il va scruter Paris, puis le Mexique, sondant – avec quelle sympathie ! – la multitude des pauvres gens vaquant à leur vie misérable, embrassant le ciel entier avec cette gratitude que l’on retrouve chez Mandelstam, son lumineux contemporain, Serge alimente dans son exil – de thrènes en oraisons, en chants de renaissance – une méditation serrée, suprêmement véhémente, lucide et fraternelle, qui nous vaudra, parmi d’autres diamants, ce credo:

O pluie d’étoiles dans les ténèbres,
constellation des frères morts !
Je vous dois mon plus noir silence,
ma fermeté, mon indulgence
pour tous ces jours qui semblent vides,
ce qui me reste de fierté
pour un brasier dans le désert.
Mais que se fasse le silence
sur les hautes figures de proue !
l’ardent périple continue,
le cap est de bonne espérance…
A quand ton tour, à quand le mien ?
Le cap est de bonne espérance.

J. S.

Victor Serge, Pour un brasier dans un désert, poèmes réunis, établis et annotés par Jean Rière. Plein Chant, 1998. Quant au volume III des Essais, articles, lettres de George Orwell, il est paru chez Ivrea.

(Le Passe-Muraille, No 38, Octobre 1998)

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