Le Passe Muraille

L’épreuve de la vérité

 

À propos des livres à témoin de Jean Hatzfeld,

par Françoise Delorme

Une saison de machettes vient après Dans le nu de la vie, récits des rescapés du génocide rwandais. Jean Hatzfeld laisse parler ici les tueurs et prête sa plume à l’exercice de la vérité. Poussé par les lecteurs du premier livre et par un questionnement qui dépasse le cadre de ce génocide, il interroge une dizaine de hutus assassins de leurs voisins tutsis du 11 avril au 14 mai 1994. Les victimes de cette région de Nyamata se comptent par dizaines de milliers. Un certain nombre des tueurs sont incarcérés dans un pénitencier proche. C’est là que les récits naissent, traduits par un ami tutsi rescapé, Innocent Rwililiza.

A première lecture, ce livre m’a sidérée. Les propos tenus semblaient « surnaturels », mot employé par l’un des tueurs à propos de ses actes. Comme si la pensée s’était tarie; et même les émotions. Ces paroles auraient pu être échangées autour d’un verre sur une terrasse, mais elles décrivaient des crimes ! Elles sont patiemment montées dans de petits paragraphes denses. Les titres indiquent la teneur des questions qui se sont effacées pour ne laisser venir au lecteur que les mots des prisonniers : L’organisation, La première fois, L’apprentissage, Le goût et le dégoût, La fête au village, Les connaissances, Les souffrances, Remords et regrets, La haine…

Individuellement, les prisonniers mentent. Aussi Hatzfeld ne les interroge qu’ensemble. La dissolution des identités qui atténue la responsabilité personnelle garantit une certaine authenticité de chaque voix… Ce qui est dit dépasse l’entendement. Les consciences ne semblent pas pouvoir prendre en compte qu’il s’agit du meurtre de personnes humaines. L’égotisme des tueurs, sans considération pour la souffrance des victimes, est surprenant. Un long travail idéologique de déshumanisation des Tutsis était à l’oeuvre auparavant. Et c’est comme si rien n’avait changé. Une certaine conscience des événements et leurs causes traverse parfois les récits, mais en diagonale : «Les Hutus (dit l’un d’entre eux, Jean-Baptiste Murangira) se plaisaient à multiplier des sornettes sans vraisemblance pour creuser une mince ligne de discorde entre les deux ethnies. L’important était de garder un écart entre les deux en toute occasion, dans l’attente d’une aggravation. » Un autre, Léopord Twagirayezu, affirme : « On ne voyait plus ce qu’on disait. On pouvait tripoter des mots sans pensées fâcheuses… Depuis, on a vu : ces mots ont attiré de graves conséquences. » Mais certains regrettent que le «débroussaillage » n’ait pas été achevé, pensent peut-être qu’ils l’achèveront un jour.

Si Hatzfeld ne sera jamais sûr que chacun répond en son âme et conscience, des espaces sont ménagés pour qu’il déploie ses raisonnements, finisse ses descriptions, interroge sa mémoire, aidé en cela par sa condition de prisonnier. En effet, une fois dehors, il est difficile alors de faire abstraction des conséquences des actes dans la vie réelle (le pardon impossible, la proximité douloureuse entre victimes et bourreaux). Ils se taisent. L’un d’entre eux voudrait même ne pas avoir participé au livre.

Le travail de Jean Hatzfeld est exemplaire. La vérité doit être dite, pour les rescapés et pour que chacun affronte les questions soulevées par cette violence absolue; elle s’aveugle elle-même non sans élaborer un discours qui la disculpe, voire l’autorise (on lira à ce sujet Critique de la pensée sacrificielle de Bernard Lempert). Les mots se rapprochent du réel. Il est presque insupportable qu’une si belle langue, parcourue de puissantes images, profère de telles horreurs ; mais il importe de la rencontrer intacte, la même pour les victimes et les bourreaux (les divergences font sens : certains Hutus n’emploient plus le mot «couper» pour «tuer» comme si ce mot les effrayait, les rescapés l’emploient toujours).

Entre les récits, Hatzfeld situe les enjeux, rappelle l’indifférence monstrueuse des autres gouvernements. Il esquisse des rapprochements avec d’autres génocides, juif et tzigane. Il renvoie à d’autres livres, cite Primo Levi dont il suit la rigueur, la persévérance, la retenue. De nombreuses questions, des manières de poser le problème, de l’approcher, de le dévisager…

Une assertion d’Innocent Rwililiza inaugurait Dans le nu de la vie : « Ils avaient enlevé l’humanité des Tutsis pour les tuer plus à l’aise, mais ils étaient devenus pires que des animaux de la brousse, parce qu’ils ne savaient plus pourquoi ils tuaient. » Elle résonne avec une phrase de Robert Antelme dans L’Espèce humaine: «Nous sommes obligés de constater qu’il n’y a qu’une espèce humai-ne dans le monde. Que tout ce qui masque cette unité dans le monde est faux et fou et que nous en tenons ici la preuve puisque la pire victime ne peut faire autrement que de constater que, dans son pire exercice, la puissance du bourreau ne peut être autre qu’une de celles de l’homme : La puissance de meurtre. Il peut tuer un homme, mais il ne peut le changer en autre chose. »

Les Hutus sont des hommes. Leurs actes sont incompréhensibles, ils ne sont pas inhumains. Ils ne sont pas plus mauvais que d’autres. S’il y a un «mal absolu », c’est l’absolu lui-même, la volonté d’extermination trouve là une de ses racines. Les Hutus imaginaient qu’après il n’y aurait plus de problème. Tout serait enfin bien, disent-ils. En lisant ce qu’ils confient, les questions restent souvent sans réponse. Mais elles veillent sur nous tous.

Hatzfeld est retourné au Rwanda pour continuer son patient travail d’écoute et d’approfondissement. Comprendre reste désirable.

F. D.

Jean Hatzfeld. Une saison de machettes. Le Seuil, 2003, 312 pages. Dans le 1214 de la vie, récits du marais rwandais, Points Seuil, 2000. A lire aussi:
Robert Antelme. L’espèce humaine. Gallimard, Colletion Tel, 1957, 306 pages.
Bernard Lempert. Critique de la pensée sacrificielle. Seuil, 2000, 238 pages.

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