Le Passe Muraille

Le siècle des Platter

 

Emmanuel Le Roy Ladurie raconte avec brio l’histoire des trois fameux humanistes originaires du Haut-Valais et devenus de grandes figures de la Renaissance bâloise. Entretien avec l’historien,

par JLK

Les Platter sont déjà connus en Suisse, et notamment Thomas père, dont la merveilleuse autobiographie est un classique maintes fois réédité. Récemment encore, dans sa superbe fresque de Bâle et l’Europe, Alfred Berchtold consacrait un chapitre savoureux à l’histoire hautement symbolique du petit paysan pauvre du Haut-Valais chassé sur les routes d’Europe et devenant grand érudit de la Réforme après avoir échappé aux brigands et à la peste, puis parachevant son ambition initiale par le truchement de ses fils Félix et Thomas bis.

Or voici qu’Emmanuel Le Roy Ladurie, savant chartiste au prestige populaire (notamment pour Montaillou, Village occitanet Le Carnaval de Romans)et professeur au Collège de France, fort utilement «copiloté» par son assistante bâloise, Francine-Domi- nique Liechtenhan, dans les taillis du dialecte alémanique, a choisi de se faire à son tour l’ «ambassadeur des Platter en France», selon son propre dire.

À  quelques pailles près que les Confédérés ne manqueront pas de relever (y compris l’oubli des 850 pages « welches » de Bâle et l’Europedans une bibliographie pourtant très nourrie), l’ouvrage du célèbre historien-conteur de Montaillou captive autant par sa richesse documentaire que par sa recomposition quasi romanesque.

– Dans quelles circonstances avez-vous rencontré les Platter?

– Cela remonte à plus de trente ans lorsque, jeune historien Montpellier, je travaillais sur le Languedoc. Les Platter sont fort connus là-bas pour les témoignages capitaux qu’ils ont laissés après leurs années d’études, respectivement en 1552 et 1595. En outre, le côté alpin et paysan m’intéressait aussi. Phénomène d’identification: je suis moi-même d’ascendance paysanne, ma femme est médecin et j’ai déjà travaillé sur le cas d’un berger de montagne du Dauphiné. Je me suis donc mis au travail en 1990 après avoir achevé mon histoire de France.

– En quoi peut- on parler du «siècle des Platter»?

– Ce qui m’intéresse chez les Platter, c’est que c’est une famille dont la destinée permet de déchiffrer tout un siècle. Leur ascension sociale est exemplaire, leurs témoignages écrits constituent un trésor unique pour la micro-histoire. Le vieux Thomas sort pratiquement du Moyen Age pour devenir une figure de la Réforme. Félix et Thomas II, pour leur part, achèvent le passage d’une classe l’autre et incarnent l’esprit de la Renaissance.

-De tels témoignages écrits sont- ils courants?

-Ils ne sont pas rares dans les familles aristocratiques, mais les récits des Platter sont exceptionnels. Félix, sans descendance, fut le premier marquer ainsi sa trace en consignant ses impressions d’étudiant itinérant avant d’y engager son père vieillissant et son frère, lequel s’y est mis en tirant la langue, quitte piller parfois des pages entières d’autres auteurs…Thomas est le plus génial des trois. Le récit de son enfance misérable est d’une grande beauté, à la fois tragique et onirique. Il ya a, chez ce fils de paysans ruinés, l’idée d’une revanche sociale également forte chez sa femme. D’où le projet initial de la prêtrise, excellent ascenseur social, comme l’a encore prouvé Jean Paul II! Faute de séminaire, ses parents l’envoient sur les routes où il va se mêler à des bandes d’enfants vagabonds, souvent réduits au chapardage et exploités par leurs «hachants», avec lesquels il traversera deux fois l’Allemagne de part en part.

-Cette forme d’éducation était-elle souvent pratiquée?

-Surtout en pays germaniques et anglo-saxons, où les gosses en vadrouille sont alors presque aussi nombreux qu’actuellement au Brésil… C’est ainsi que se fait l’apprentissage, un peu la manière des compagnons. Notez que Luther aussi, sans être misérable, mendiait dans la rue pour payer ses études. Thomas représente la première Réforme pure et dure marquée par une crise d’identité. Il va jusqu’à brûler une statue précieuse pour marquer sa résolution iconoclaste. C’est lui, compagnon modeste des grands imprimeurs bâlois, que nous devons la première édition, fort bonne ma foi (foi d’ex-administra- teur de la Bibliothèque nationale! n.d.l.r.), de L’Institution de la Religion chrétienne de Calvin…Et Félix? Thomas était chanteur, tandis que son fils est joueur de luth. Il aime le sucre et snobe son Haut-Valais natal. Pour faire fortune, le futur médecin sera contraint de composer avec les catholiques. L’influence de l’humaniste Castellion, beaucoup plus tolérant qu’un Calvin, est sans doute pour quelque chose. Assez peu sympathique au premier abord avec sa coquetterie vestimentaire et sa vanité de parvenu, c’est pourtant un homme d’une grande sensibilité, intelligent, qui de l’humour et de l’œil dans ses observations. Ce sera un bon chirurgien et un fameux collectionneur, dont Montaigne visitera le célèbre cabinet de curiosités où les dix-huit tomes de son herbier voisinent avec des serpents fossilisés et des os de géant (un mammouth en réalité), des objets et costumes de toute provenance, entre autres squelettes que Montaigne appelle des «anatomies entières d’hommes morts qui se tiennent»…

-Quelle médecine Félix pratique-t-il?

-Depuis Molière, nous nous figurons que le rôle du médecin est de guérir… Félix, lui, pratique ce qu’on pourrait dire une médecine douce, tout en montrant un grand professionnalisme de chirurgien, avec tout le dévouement et l’expérience que supposent les pestes. Par ailleurs, il deviendra médecin royal comme son maître Du Chatel et laissera d’innombrables observations à caractère scientifique.

-Y a-t-il quelque chose de spécifiquement suisse chez les Platter?

-Les Platter se disent plus volontiers «Teutsche» que Suisses, sauf lorsqu’ils risquent d’être arrêtés comme espions de Charles Quint… Ce que je relève pourtant de très suisse chez eux, c’est par exemple la francophilie, qui remonte à l’alliance perpétuelle d’après Marignan. Il y a aussi leur façon de cohabiter, notamment avec d’autres confessions, qui reflète bien le modérantisme helvétique en la matière. Tandis que la France et l’Allemagne menaient d’interminables guerres de religion, les Suisses sont parvenus à maintenir la paix religieuse dès après 1531 et jusqu’au Sonderbund. Le sang de leurs mercenaires pourrait être dit le «pétrole rouge» de la Suisse, mais, même divisés l’intérieur, les Suisses incarnent en somme un compromis franco-allemand assez exemplaire.

-De quoi sera-t-il question dans le second tome du Siècle des Platter

Il me reste beaucoup à dire de Félix, et j’y parlerai de Thomas II, demi-frère de Félix qui pourrait être son fils, un personnage certes plus falot, littéralement écrasé par son aîné, mais qui a passablement voyagé de Catalogne en Angleterre et de Belgique en Lorraine, et dont l’optique acquiert une dimension européenne. ce propos, il faut enfin saluer l’érudition bâloise pour le travail remarquable accompli sur les Platter. En outre, l’approche de ceux-ci fait mieux évaluer la dimension du foyer de culture que représentait Bâle au XVIe siècle. Malgré ses 16 000 habitants, cette ville a réuni un nombre impressionnant d’intellectuels éminents, tels Erasme, Paracelse ou l’anatomiste Vesale. Un véritable creuset!

Emmanuel Le Roy Ladurie, Le Siècle des Platter tome I: Le Mendiant et le Professeur, Ed. Fayard, 527 pages.

L’ autobiographie de Thomas Platter, Ma Vie, est disponible en Poche Suisse.

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