Le Passe Muraille

La vie entre le rire et les livres

Quand Urs Widmer actionne le siphon bleu de la mémoire. Entretien.

par René Zahnd

Depuis son premier livre, il y a vingt-cinq ans, Urs Widmer n’a cessé de bâtir une œuvre mêlant le théâtre et les livres en proses. De l’ensemble se dégage une fantaisie, un sens de la parodie, une liberté imaginative et parfois une verve caustique qui peuvent laisser le lecteur pantois, après l’avoir entraîné dans des dédales narratifs.

Pour prendre la mesure de ce talent singulier, il suffit de se glisser dans les pages de L’Eté indien ou du récent Paradis de l’oubli. En attendant d’autres livres en français, dont Der blaue Siphon, paru en automne dernier en langue originale, qui raconte une histoire à remonter et à descendre le temps. Mais que les amateurs de science-fiction réfrènent leurs ardeurs: au-delà du «truc» fantastique, il s’agit surtout d’une poignante méditation sur la mémoire et les relations familiales !

– Quels sont les livres qui vous ont marqué ?

– Je viens d’un ménage bourgeois. Il y avait peu d’argent, mais beaucoup de livres. Mon père était un intellectuel. C’était un traducteur professionnel. Il a traduit l’ ensemble de Stendhal en allemand, mais aussi Rabelais, Flaubert (L’Education et Madame Bovary). Maintenant encore, alors qu’il est mort jeune, il gagne plus d’argent que moi ! Chaque année, un chèque tombe du ciel, envoyé par lui à travers la maison d’édition.

»Je suis donc un peu la deuxième génération, ce qui m’a beaucoup aidé. La présence de grands auteurs allait de soi. Je dévorais la littérature, très jeune, sauf en présence de mon père, où je faisais comme si j’étais un skieur ou un sportif. Après, j’ai commencé à m’orienter moi-même. La rencontre décisive a été celle d’auteurs qu’on connaît peu en France et en Suisse romande. Je pense aux membres du «groupe de Vienne», comme Hans Carl Artmann, Oswald Wiener, Gerhard Rühm. Ils sont d’une génération avant la mienne, en ce qui concerne leur date de naissance et les dates de leurs premières publications. En lisant ces écrivains, qui constituaient à l’ époque une avant-garde, j’ ai commencé à comprendre ce que signifiait la forme.

»Mon grand problème était que je savais que je voulais écrire, mais j’ignorais quoi ! Ce qui est très gênant. J’avais l’impression qu’une vraie expérience me manquait. Logiquement, j’ai donc commencé par m’ intéresser à la forme, puisque le contenu me faisait défaut ! Bien sûr, cela ne donne pas une bonne littérature. Par la suite, le regard sur sa propre expérience devient plus sûr, la mémoire commence à travailler, et sans passé, sans mémoire, il n’ existe à mon avis pas de littérature. Maintenant la préoccupation de la forme a tout simplement disparu dans le contenu.

– En vous lisant, on est frappé par la liberté que vous prenez avec les structures du récit, par la fantaisie et l’humour qui s’en dégagent.

– Je n’ ai jamais eu l’ impression d’en avoir plus que les autres, mais puisqu’on me le dit toujours, probablement qu’il y a quelque chose de vrai. Mais je n’admire pas aveuglément ce qu’on appelle la fantaisie. Avoir de la fantaisie a aussi un côté sombre. Au fond, mon but est plutôt de travailler avec la fantaisie, en l’amenant dans la lumière de la raison. Quant à l’humour, je n’écris pas de livres humoristiques, même s’ ils sont de temps en temps drôles. Dans mes livres de prose, la base est très sérieuse, et l’ humour reste quelque chose qui s’ajoute. Le rire aide probablement à supporter la réalité, qui ressemble de temps en temps à un enfer. Et je crois que ce n’est pas la pire manière de supporter la réalité que de rire.

– Quelle relation existe entre votre monde imaginaire et la réalité ?

– J’ai toujours pensé que j’étais un auteur réaliste… J’ espère surtout que je ne perds jamais de vue la réalité. Les rêves, les rêveries, se retirer en soi-même ne m’ intéresse pas. Mais le réalisme, qui essaie de reproduire la réalité à une échelle exacte, ne me suffit pas non plus. Il me faut une dimension supplémentaire, une utopie, une émotion. Une littérature qui n’est pas affective, et qui ne produit pas un effet affectif chez le lecteur, je la considère comme morte. Je crois que j’ essaie de créer quelque chose de vivant, en regardant d’abord si moi-même je suis encore en vie, tout en donnant l’occasion au lecteur de faire le même test.

– Souvent vos œuvres sont des sortes de jeu sur la mémoire.

– Oui, je suis heureux que vous ayez utilisé les deux mots: jeu et mémoire, parce que je crois que toute littérature est un jeu, même celle qui paraît la plus sérieuse. Le livre, en soi, donne la règle du jeu, la règle d’un jeu. Alors le jeu de mémoire, oui, sans que cela soit une mémoire purement autobiographique, c’ est un morceau de littérature. Si, dans ce jeu, je me transporte dans ma jeunesse, la mémoire authentique me paraît plus intéressante que l’invention.

– Quel est pour vous le rôle de l’écrivain aujourd’hui, particulièrement en Suisse ?

– J’ai publié mon premier livre en mai 68… Un hasard ! A cette époque, on attendait beaucoup d’un livre, on imaginait que le monde pouvait changer avec la parution d’un livre, comme un miracle. Après, on a compris qu’ on ne change pas le monde avec un bon livre. Mais peut-être que l’ensemble des livres peut changer quelque chose, et fait par exemple qu’on peut supporter la vie. Ni plus, ni moins.

– Quelle est votre vision de la Suisse à l’heure actuelle ?

– Avoir une vision d’un pays sans vision n’ est pas tellement facile! J’ai vraiment été déçu du résultat du 6 décembre. Evidemment, tout cela ne m’ empêche pas d’ écrire, ni de développer des relations avec des écrivains étrangers. La littérature ne se résume pas à une table à Zurich ! Pour moi, curieusement, le milieu et le climat suisses sont très créatifs. Je n’arrête pas d’ écrire des livres.

– Mais cette fantaisie, cette créativité, n’est-ce pas une sorte de réaction ?

– C’est très possible ! Il faut tout faire soi-même… !

Propos recueillis par R. Z.

 

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