Le Passe Muraille

La culture dans la rue

La chronique de Claude Frochaux

Quand on se promène n Suisse, on est frappé de voir que chaque ville porte au coin de ses rues sa géographie propre. Les rues genevoises n’évoquent que l’ histoire genevoise, celles de Lausanne l’histoire vaudoise. C’ est à cela aussi qu’ on mesure que la Suisse n’est pas vraiment une nation. Sa vie locale est intense et peu de grands personnages sont parvenus à franchir les peu perméables frontières de nos cantons.

Le général Guisan est probablement le détenteur du record de présence interurbaine. Il y une Guisanstrasse à St-Gall, par exemple, et même un Guisanweg en prime. Le général Guisan n’a de véritable concurrent qu’avec l’autre Henri: Dunant. Bref, les militaires et les pacifistes ont passé. Mais les civils ? Mais les artistes et les écrivains ?

Il y a une rue Ferdinand Hodler à Genève. Mais Hodler a vécu presque toute sa vie à Genève, ce n’est que justice. Les premiers mois, il les a vécus à l’hôtel Richemond, qui passe pour l’hôtel le plus cher de Suisse. Il paraît que Ferdinand aurait fait le coup de Modigliani: il a payé sa chambre avec sa peinture. Ensuite, il est allé habiter à la rue Ferdinand-Hodler.

Les Genevois passent pour être les moins suisses des Suisses. Eh bien, ils ont une rue Winkelried et une rue Guillaume Tell. Ce que Lausanne, qui passe pour plus patriotique, n’ a pas. En revanche, Lausanne affiche une ouverture européenne de bon aloi. Il y a une rue d’Aoste et une rue de Strasbourg. Pourquoi Strasbourg ? Et pas Perpignan ? Eh bien, parce qu’il y avait une rue de Lausanne à Strasbourg. Or, en 1916, la nouvelle mairie de Strasbourg, allemande et farouchement germanophile, débaptisait toutes les rues à consonance française. La rue de Lausanne devenait rue de Rheinfelden. Le sang des édiles lausannois ne fit qu’un tour: ils décidèrent, par mesure de représailles, de baptiser la nouvelle rue du Quartier St-Paul rue de Strasbourg. Belle vengeance, direz-vous! Oui, mais avec un «o», et non pas Strasburg, comme exigeaient les autorités allemandes ! Et de plus, la nouvelle rue débouchait sur l’avenue de France. On parla dans la presse de la spirituelle réplique lausannoise et on chargea le municipal chargé de la police de bien vérifier que le «o» s’y trouve toujours. En 1920, en même temps que la lorraine Jeanne d’Arc était canonisée, sur proposition de Clémenceau, pour avoir eu le bon goût de redevenir française, la rue de Rheinfelden était rebaptisèrent rue de Lausanne. En 1940, elle était de nouveau rue de Rhein-felden, mais en 1945, Lausanne triomphait (définitivement ?) en Alsace.

Les noms de rue sont chargés d’histoire. Alphonse Allais posait candidement cette question: pourquoi les rues de Londres portent-elles le nom des défaites de Napoléon, alors que les rues parisiennes, elles, évoquent ses victoires? D’un côté, Trafalgar Square ou Waterloo Bridge, de l’ autre la gare d’ Austerlitz ou la rue de Rivoli. Troublant !

Je suis allé vérifier à Trêves s’il y avait bien une rue Karl Marx. Je peux rassurer ses innombrables admirateurs: il y en a une. Elle part de la Moselle, dans un état un peu marécageux, comme si elle hésitait à faire un tour de ville, et s’arrête net à un carrefour. De l’autre côté du carrefour, la rue continue, beaucoup plus illuminée et les magasins, naturellement, sont plus luxueux. Mais elle ne s’ appelle plus Karl Marx, elle porte le nom d’un responsable municipal, dont le nom m’ échappe, mais qui a certaine- ment contribué avec vaillance au développement de la ville.

En revanche, je n’ai pas trouvé de rue Vermeer à Delft. Mais je n’ ai pas fouillé la banlieue. Depuis peu, il y a une rue Blaise Cendrars à La Chaux-de-Fonds et Léopold Robert était un peintre. Et non un conseiller d’Etat ou un espion, comme certains l’ont dit, sous prétexte qu’il courtisait la fille de Napoléon III. Un espion ! Je vous demande un peu !

Cl. F.

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