Le Passe Muraille

Gripari le stoïcien

Un entretien avec JLK, en 1979.

Pierrot la lune : tel est le titre du livre avec lequel, en 1963, Pierre Gripari a fait son entrée en littérature. Récit autobiographique de ses jeunes années, où sont évoquées ses relations très problématiques avec sa mère, le temps de l’Occupation et de la Libération, la prise de conscience de son homosexualité et ses premiers choix, question religion et politique (athée, il cotisa quelque temps au PCF, à l’époque stalinienne, pour se transplanter ensuite dans une façon à lui de fascisme), ses passions littéraires et philosophiques et ses premières expériences d’écrivain, cet ouvrage d’une prenante franchise, constitue certainement, aujourd’hui encore, la meilleure introduction à son univers.

Parvenu depuis lors à la pleine maîtrise de ses moyens expressifs, Pierre Gripari a publié une quinzaine d’autres livres, des romans, des contes, des nouvelles fantastiques, des pièces de théâtre (son Lieutenant Tenant obtint, il y a quelques années, un vif succès à Paris, et le deuxième volume des ses œuvres dramatiques vient de paraître) ou, encore, des « lectures commentées ».

À côté de ses contes pour enfants (les plus célèbres étant les Contes de la rue Broca) ou pour adultes (les admirables recueils de Diable, Dieu et autres contes de menterie ou de L’Arrière-monde), Gripari s’est attaché par trois fois à concentrer tout ce qui lui tenait à cœur dans les romans « fourre-tout » que sont La vie, la mort et la résurrection de Socrate-Marie Gripotard, Frère Gaucher ou le voyage en Chine et, paru l’an dernier, Vies parallèles de Roman Branchu.

À chaque fois, ces inclassables bilans romanesques cristallisent dans une forme à la fois savante et saugrenue, mais toujours soumise à la même logique organique. Cette originalité pourrait alors nous faire rapprocher l’écrivain d’un Jean-Paul Richer, celui des Romantiques allemands qu’il affectionne d’ailleurs entre tous, et avec lequel il partage un goût marqué pour le mélange des genres et les passages incessants de la magie narrative aux spéculations intellectuelles, la même ingénuité nimbée de profonde tristesse, et enfin le même génie tâtonnant entre délire et sagesse.

Composé détonant de clairvoyance et de fantasmes obsédants, de stoïcisme et d’acharnement polémique (contre le communisme, le judaïsme et le christianisme, notamment), de rigueur à la française et de facéties d’un goût souvent douteux, l’univers de Pierre Gripari est tissé de toutes les fibres d’une personne dont le détachement ou la jovialité ne nous font pas oublier le fond de tourments du passionné en lutte contre lui-même.

Féru d’histoire et de politique, connaisseur émérite de toutes les littératures et mélomane raffiné, ce désespéré souriant, ce taoïste à casquette sur l’œil, cet affreux-jojo au coeur d’enfant, ce mystique du Rien consacre l’essentiel de son temps à ce qui, pour lui, est Tout : la littérature.

C’est cependant d’autre chose que nous aurons parlé, cette fois, là, dans sa carrée d’ascète des alentours de la Bastille, rue de la Folie Méricourt…

-Si vous aviez le pouvoir de modifier le monde en quoi que ce soit, que feriez-vous en premier lieu ?

– En premier lieu, je supprimerais les nations et je redécouperai l’humanité en ethnies, suivant les frontières linguistiques et les traditions culturelles. Puis je ferais une fédération du tout. Puis j’interdirais toute propagande raciste. Non que le racisme soit faux (la lutte des races, elle aussi, est une réalité) mais justement parce qu’il est trop vrai, et qu’il vaut mieux ne pas trop en rajouter ! En troisième lieu, j’interdirais toute propagande socialiste. Non que la lutte des classe n’existe pas (elle existe bel et bien) mais parce qu’elle conduit, lorsqu’on en fait une idéologie, aux mêmes aberrations, crimes et atrocités que le racisme lui-même. Je ne vois vraiment pas en quoi il est plus vertueux de massacrer les gens parce qu’ils sont bourgeois ou paysans propriétaires, plutôt que de les externiner parce qu’ils sont juifs, tsiganes , tchèques, tibétains, palestiniens…Après quoi l’humanité n’aurait plus qu’à se chercher de nouvelles raisons pour se déchirer elle-même. Bien entendu, elle les trouverait.

– Dieu, selon vous, n’existe pas. Le regrettez-vous ?

– Honnêtement, oui. Je ne regrette pas le Dieu de Moïse, qui est un tyranneau raciste, ni le Dieu de Jésus, qui est un amant abusif, ce qui est encore pire. Mais j’aimerais qu’existe, par exemple, le Dieu du Coran, ou celui des Francs-maçons : un Être paternel, prévoyant, bienveillant et responsable. L’homme ne s’aime pas assez lui-même pour prendre en main sa propre destinée. Je suis athée et je le reste parce que c’est le Vrai. Mais il n’y a pas de quoi pavoiser.

– Vous incriminez les aspects « névrotiques » du christianisme. Cependant l’individu, tel que vous l’illustrez par projections interposées, n’est-il pas inimaginable hors de cette filiation ?

– Il est vrai que j’ai été modelé moi-même par une culture en partie chrétienne. Mettons alors que, comme Kafka, ou comme Nathaniel Hawthorne, je suis en révolte contre quelque chose qui est aussi en moi.

– Que sont, à vos yeux, le bien et le mal ?

– Il n’y a pas de mal ni de bien en soi. Une personne, une chose, un acte sont bons pour une société, mauvais pour une autre. La société, elle, n’est ni bonne ni mauvaise. Elle est. Et quand l’humanité disparaîtra du monde, celui-ci ne s’en portera ni mieux ni plus mal. Il y a pourtant une justice dernière, une seule, et incontestable, c’est la mort.

– Le genre humain vous paraît-il digne d’être sauvé ?

– Il faudrait d’abord, pour cela, qu’il en ait envie. Or, si l’on peut parler de conscience individuelle, de conscience tribale, de conscience nationale, il n’existe encore rien que l’on puisse appeler « conscience humaine ». L’homme déteste l’homme, ne cherche qu’à l’exploiter, qu’à le contrer, qu’à l’humilier, qu’à l’anéantir. C’est en quoi justement il diffère des animaux.

– Question politique, vous vous dites fasciste. Qu’est- e que cela signifie exactement ? Et en quoi ce fascisme que vous professez se distingue-t-il de toute autre idéologie selon vous qui êtes, par ailleurs, adversaires des idéologies ?

– Le fascisme n’a été vaincu que par la coalition du mercantilisme libéral et de la tyrannie bureaucratique. Or le problème est précisément d’échapper à l’un comme à l’autre. Le libéralisme aboutit à la crétinisation par le fric et au règne de la camelote. Le socialisme mène à la stagnation, à l’impuissance, à l’ennui généralisé et par-dessus tout à la sélection d’une élite en vertu du critère de servilité. Le fascisme a ceci de sain qu’il ne reconnaît pas le profit comme le moteur de l’histoire. En défendant les classes moyennes, il sauvegarde l’existence d’une minorité de gens qui aiment leur travail, ce qui est la seule forme de bonheur accessible en société. De nos jours, dans les rues de Paris et de Moscou, on ne rencontre plus que les mêmes gueules de gens qui « font leurs heures de présence » et s’emmerdent à longueur de journée, ce qui est aussi mauvais pour la collectivité que pour eux-mêmes.

– Pour parler de choses plus réjouissantes, qu’est-ce que la beauté pour vous ?

– Pour moi, c’est avant tout l’expression, la communication, la sympathie et la vie. Non que la beauté formelle n’existe pas : elle existe, c’est évident, mais elle n’est pas suffisante, ni même nécessaire. Je pardonne volontiers à un auteur qui écrit mal, s’il me captive. Mais s’il m’ennuie, même s’il écrit bien, je ne lui pardonne pas. En ce qui me concerne, je tâche d’écrire le mieux possible, mais j’attache beaucoup plus d’importance au rythme du récit et à la présence des personnages.

– Et le mystère ?

– Nous vivons dans le mystère, un mystère impénétrable qui tient à la nature des choses, et qu’aucune religion ni aucune philosophie n’ont jamais expliqué ni n’expliqueront jamais. Ce mystère, c’est le gouffre béant que rien ne peut combler, entre qualité et quantité, entre vie intérieure et existence objective. Je suis fondamentalement moniste, et je ne crois absolument pas à l’existence d’un monde « spirituel » qui serait différent du monde matériel. Il n’est donc pas question d’anges ni d’esprits, ni de Dieu d’aucune sorte, ce qui d’ailleurs n’avancerait à rien. Le mystère est banal, naturel, quotidien. C’est par exemple le fait que nous que nous ne pouvons penser, connaître et comprendre que la quantité, alors que nous ne percevons que la qualité. C’est le fait que chacun de nous se perçoit de l’intérieur et ne peut se connaître, alors qu’il peut connaître les autres, objectivement, de l’extérieur, mais ne peut les percevoir dans leur vie propre, qui est psychique et intérieure. Il y a donc deux ordres d’expérience, qui se correspondent évidemment, qui s’appliquent aux mêmes objets, au même univers unique, mais qui restent rigoureusement incommunicables, Et ce hiatus durera aussi longtemps qu’il y aura des êtres conscients dans le cosmos.

– Quel type de personnage vous fascine le plus, en littérature ?

– Dans ma littérature, autant que dans celle des autres, le type de personnage qui me fascine le plus est celui de la Mère monstrueuse. Il est d’ailleurs extrêmement fréquent !

– Vous estimez-vous un créateur de personnages ?

– Je me crois plutôt un conteur d’histoires. Mais une histoire n’est vraiment bonne que lorsque les personnages vivent. D’une façon générale, je ne me permets d’écrire, de rédiger un conte, un roman ou une pièce de théâtre que lorsque ceux conditions se trouvent réunies. En premier lieu, l’histoire à raconter doit être complète, avec son commencement, son milieu et sa fin, sa composition, son mouvement, son dynamisme propre ; ensuite il faut que les personnages existent pour moi, que je les sente intérieurement, que j’éprouve pour eux un minimum de sympathie et de complicité, même s’ils sont monstrueux ou criminels…

– Qu’attendez-vous au premier chef d’un livre ?

– Qu’il soit amusant, captivant, amical, et qu’il m’apprenne, si possible, du nouveau sur moi-même…

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