Cārtārescu le visionnaire se la joue archange de roman
Attention chef-d’œuvre: voici Théodoros…
par JLK
Avec Théodoros, roman historico-poétique d’une fascinante splendeur verbale, combinant une épopée conquérante marquée par autant de faits glorieux que de crimes sanglants commis au nom de Dieu comme il continue d’en proliférer, et le récit d’une destinée aux multiples dédoublements, Mircea Cārtārescu signe un chef-d’œuvre porté par un souffle irrépressible, avec un art de l’évocation sans pareil. Poème romanesque d’une beauté saisissante dans ses grandes largeurs autant que dans la polyphonie profuse et savoureuse de ses détails, cette saga à l’orientale, frottée de théologie parfois déroutante, voire délirante, paraît dans une traduction française, signée Laure Hinckel, d’une merveilleuse musicalité.
Fabuleux : tel est Théodoros. Relevant alors de la fable autant que de l’affabulation, où le talent de romancier et de poète de l’auteur roumain Mircea Cārtārescu, très fécond (plus de trente livres parus ) et largement consacré par de multiples prix littéraires, fusionne ici dans un (pseudo) roman historique aux fondements partiellement «réels» mais aux développements aussi extravagants que la vie du protagoniste-modèle, à savoir : Téwodros II
Dans l’immédiat, à propos de cet extraordinaire personnage, l’on ne peut que recommander, à la lectrice et au lecteur non moins probablement ignorants en la matière que le soussigné, de consulter, sur Internet, la longue notice consacrée à Téwodros II à l’enseigne de Wikipédia, comme ils gagneront en assises documentaires à l’écoute des explications, sur Youtube, de l’écrivain lui-même. Ces précautions ne risquent en aucune façon de « spoiler », comme on dit aujourd’hui, leur intérêt et leur plaisir de lire : disons que baliser le fonds documentaire de Théodoros permettra de mieux apprécier, dès ses premières pages, l’envolée de la narration, en admettant d’emblée que l’auteur prend toutes les libertés avec la « vérité » historique.
Pour celle et celui qui ne peut accéder à Wikipédia d’un clic, précisons vite fait : que le « vrai » Téwodros II, né Kassa Hailou en 1818 à Charghe (province du Qwara, en Ethiopie très morcelée à l’époque par les guerres des seigneurs locaux), a marqué l’Histoire, au point de fasciner un certain Arthur Rimbaud, par sa fulgurante ascension de chef de guerre et fin stratège visant à l’unification d’un pays déchiré, puis s’efforçant d’appliquer des réformes de modernisation tous azimuts : contre l’esclavage et la corruption des élites politiques et religieuses, pour une redistribution des terres aux paysans, avec l’appui d’une armée elle-même réorganisée selon des normes plus « occidentales », tout cela bel et beau et qui lui vaudra la stature posthume d’un héros, mais autant de déboires de son vivant, à peu près tenu pour un macaque déguisé par la reine Victoria, contesté par les seigneuries locales et combattu, malgré le Christ qu’il adore, par les hiérarques de la « douce orthodoxie » aux dents acérées. Et le roi des rois d’Éthiopie, le negusse negest, de se donner finalement la mort avec le pistolet que lui a offert la « grand-mère de l’Europe ». Cela pour l’Histoire et ses faits avérés d’ores et déjà magnifiés par moult légendes et « narratifs », selon l’expression chic du moment.
Or, laissant là la «vérité » selon Wikipédia, voici qu’une autre histoire se raconte, commencée par la fin, dont l’idée est venue au jeune Mircea Cāstārescu il y a quatre décennies de ça (il le raconte dans la note finale concluant le roman), jusqu’au moment où, en deux ans, sur fond de dépression, de confusion, de pandémie et de guerres, il a trouvé la force de nouer la gerbe de trente ans de notes prises dans son Journal – et voilà le job, le travail d’une vie pourrait-on dire, avec la transmutation d’une lointaine histoire de « sauvage africain qui singeait son titre sur un trône usurpé », comme le voyait Sa Gracieuse Majesté britannique, en épopée européenne, voire eurasienne, englobant la Grèce des archipels et la Valachie natale de l’auteur, l’Éthiopie et la Judée de la Bible – en attendant la Jérusalem céleste…
Je est un autre, ici ou ailleurs…
L’idée, dans sa version poétique, aurait pu venir au vélocipédiste Einstein (prénom Albert) au cours de ses virées dans la campagne argovienne : à savoir qu’un garçon qui rêve de devenir empereur dans les neiges de Valachie, disparu tel jour pour motif de rêverie, pourrait réapparaître au même instant dans la peau d’un Juif errant, à San Francisco, après avoir partagé la condition des pirates dans les eaux frémissantes de l’Hellade ou environs.
Entre les âges de trois et sept ans, le jeune Tudor (variante valaque du prénom de Téwodros, anticipant le Théodoros du roman) a entendu, modulées par la bouche de sa mère Sofiana, ces histoires qui vous ont tous fait rêver en enfance en vous ouvrant avec le sésame fameux d’il était une fois, les portes du multivers.
En affirmant que « Je est un autre », un gamin mal élevé au prénom d’Arthur ne faisait que formuler une vérité vieille comme la nuit des temps, rompant avec les évidences et nous ouvrant, avec transfusion de sang ou non, à tous les dédoublements. Cette histoire du sang, autant que l’histoire du sperme qu’on dit parfois le sang de l’espèce, comptera pour beaucoup dans les motifs métaphoriques du roman Théodoros, comme l’histoire du double. Réclamez-vous du sang du roi Salomon, avec documents à l’appui même trafiqués, et vous verrez l’effet.
Le petit Tudor, à sept ans, s’est identifié au grand Alexandre dont sa mère lui lisait les faits et gestes : détail courant de la vie, mais qui peut devenir destin ; tout dépend de notre façon de vivre la lecture. La poésie suppose cette identification et ce dédoublement. Et c’est ainsi que, dès les premières pages de Théodoros, nous sommes littéralement pris par la gueule sans bien savoir qui parle au protagoniste, si c’est sa conscience, le double valaque de Téwodros ou un ange – voire sept archanges d’Apocalypse…
« Au commencement était le Verbe », dit l’apôtre, et c’est reparti en forme de question initiale à laquelle tout un roman tâchera de répondre: « Si tu te signes avec trois doigts poisseux de sang, en te marquant le front au-dessus des sourcils (une goutte glisse le long de ton nez bistre et aquilin jusqu’à ta moustache nouée du côté gauche avec un fil d’or, et tombe sur les dalles de malachite de la forteresse royale) en déposant ensuite une tache au bas de ta chemise d’un atlas si blanc qu’il semble doré, et deux autres sous tes épaulettes en opale, d’abord à droite, puis à gauche, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, Amen, ton signe de croix sera-t-il reçu ? »
La question est posée à lui-même par celui qu’on tient pour « une croix de preux », croix d’orgueil et de désir (« tu as crucifié en tout premier ta pauvre âme »), homme de sang qui a transformé la croix en un char de guerre, qui s’est toujours prosterné à ses propres pieds, mais qu’on ne s’attende pas à une autoflagellation de la part de ce possédé de l’Hybris, car le roman n’est pas un confessionnal mais le lieu aux parfums suaves de l’impureté même et des délices, des péchés très affreusement délicieux, de la Vitalité et du Verbe incarnés. « Sans couilles pas de chef-d’œuvre », écrivait Albert Cohen…
Un livre à vivre plus qu’à comprendre…
Théodoros ne se raconte pas : il se mérite, ou disons, en moins moralisant qu’il se vit, une page après l’autre, et ça fera 600 feuillets à savourer, obstacles compris, surtout si vous cherchez à tout comprendre.
Le roman d’aventures est revigorant au possible, comme si vous y étiez, comme au bon jeune temps de Long John Silver, dans L’Ile au trésor, ou comme dans les soieries des Mille et une Nuits. Je pourrais vous raconter les épisodes de la fringante piraterie sur le bateau joyeusement bordélique des forbans auxquels les filles tiennent la dragée haute, dans une espèce de phalanstère sexuel flottant , ou je pourrais vous raconter la terrifiante bataille menée par le guerrier présomptueux contre le Gel valaque, ou encore l’inénarrable mine de sel aux immenses statues souterraines, mais non : c’est à vous de vous y coller, pour le plaisir, et quel !
Plus délicate en revanche, mais à prendre le pied léger : la théologie dans tout ça. L’on sait que le vrai Téwodros était un homme religieux, et son double romanesque ne le lui cède en rien, avec un même séjour monacal et des relations pour le moins problématiques avec les religions voisines ou adverses et les confessions et sectes chrétiennes de tout acabit. Calvinistes et papistes ? Tous des chiens ! God soit leur copilote, mais notre seul et unique chef est le Christ. Pantocrator cela va de soi.
Ceci dit, faut-il être catholique pour comprendre La Divine Comédie de Dante ? La connaissance de la pensée du docte Thomas d’Aquin, substrat dogmatique du poème, est-elle nécessaire pour apprécier celui-ci ? Faut-il comprendre, et d’abord connaître le Kebra Nagast, livre saint de l’église orthodoxe d’Éthiopie, pour démêler les « signifiés » subtils de Théodoros ? Je n’en crois rien, ni ne crois d’ailleurs que Mircea Cāstārescu le croie. L’humour soit plutôt notre guide, et l’amour de la Littérature. Enfin l’amour de l’Amour, par quoi tout aurait dû commencer, et les lettres de Théodoros à sa mère en sont le fil rouge – rouge sang sublimé -, le fil d’or de pure poésie.
Mircea Cāstārescu. Théodoros. Traduit du roumain par Laure Hinckel. Éditions Noir sur blanc, 599p. 2024