Le Passe Muraille

Du côté de chez Proust

 

À propos de la biographie monumentale de Jean-Yves Tadié,

par Jean Romain

On se rappelle le mot d’Oscar Wilde qui prétendait avoir mis dans sa vie tout son génie alors qu’à ses œuvres il n’avait accordé que son talent. Pour Proust, il en va exactement de l’inverse, lui qui possédait à un degré si élevé le goût de rire, celui de prendre la vie par ce biais qui lui apporte le sel qui lui manquerait le cas échéant: l’humour.

Bien sûr, il est vain d’espérer que l’œuvre contienne toute la vie, les écrivains le savent. Au fil du travail apparaît, éclatante, l’évidence de cette impossibilité. C’est pourquoi il faut plus de génie pour écrire, afin de compenser à force d’art l’écueil de la vanité. Confondre l’art et la vie: pour Marcel Proust, nombreux furent ceux qui ont commis ce même péché d’orgueil, qu’ils s’appellent Wilde ou Montesquiou, Balzac, Ruskin ou Goncourt.

La limite de l’œuvre nourrit l’obsession de la dépasser. Dès lors, on mesure l’ambiguïté d’une biographie. Ou bien on se cantonne aux faits qui ont jalonné les années d’un homme, ou bien on tente des parallèles entre ces faits, ces influences, ces rencontres, ces amours et l’œuvre elle-même. C’est entre ces deux lignes que Tadié se fraie un chemin.

Ainsi, outre l’amitié pour Jacques Bizet d’abord et pour Reynaldo Hahn surtout, outre l’extrême tendresse pour sa mère, outre la hantise de l’abandon qu’il conservera toujours, la constante de cette vie de Proust est l’obsession de tout faire entrer dans son œuvre. Tout mettre au service de l’écrit: telle est la grandeur de l’homme. Mais cette pratique confine parfois à la maladie. Par exemple, lorsqu’il s’intéresse à la peinture, à la musique, à la sculpture ou à l’architecture, c’est parce qu’il y voit la possibilité d’intégrer ces domaines à son livre, comme ce fut le cas lorsque Proust éprouva une vive passion pour Fauré : il fit tout pour rencontrer le musicien, voulut l’inviter, tout savoir de lui et de son travail, noua même des relations profondes avec l’homme, mais il l’oublia sitôt qu’il lui eut pris tout ce qu’il jugeait nécessaire à son œuvre. «Comme toujours, lorsque Proust éprouve une passion pour l’œuvre d’un autre, c’est le signe qu’il devine sa propre œuvre.» Comme toujours… Marcel Proust possède cette intelligence des nerveux, que d’aucuns ont tenue pour affable, conciliante en apparence, capable d’une exquise politesse et de détours infinis, d’une attention excessive à ses interlocuteurs, d’un charme onctueux, mais en réalité têtue, obstinée, entièrement attachée à ses fins. Cette intelligence aiguë qui sait de science certaine que c’est uniquement au service de sa propre création qu’elle livre toute la mesure de son génie.

Jean-Yves Tadié montre comment peu à peu et par quels chemins se forge l’esthétique de Proust. J’en retiendrai deux axes principaux: d’une part, le recours constant à la ressemblance; d’autre part, la conviction que c’est la lumière qui donne à l’œuvre d’art sa force et sa valeur.

Proust trouve les ressemblances, sa vie et son livre en témoignent. On sait – et l’iconographie de l’ouvrage l’établit – qu’il ressemblait à sa mère, mais on sait aussi que jamais cette ressemblance n’était aussi manifeste que lorsque que son frère Robert était présent. Marcel Proust est persuadé que des correspondances (au sens baudelairien du mot) secrètes, des amitiés souterraines se tissent entre les êtres et entre les choses. Ceux qu’il croise lui rappellent les portraits vus dans les musées ou aperçus dans les nombreux salons qu’il fréquente. Ainsi, grâce à ces liens muets, involontaires, attirés d’eux-mêmes par la grâce d’une minute identique, le passé et le présent se trouvent-ils intimement unis. La ressemblance – l’analogie dirions-nous – est la clé qui permet d’inverser la chronologie, de se déplacer dans le temps, de rendre présent ce qui est passé mais jamais vraiment dépassé. Elle nous donne, comme le dit Proust lui-même, «l’essence extra-temporelle», c’est-à-dire le signe de l’authenticité. C’est grâce à elle qu’il est au fond possible de partir à la recherche du temps perdu car c’est dans la mémoire seule que se forme la réalité.

Ce souci de la ressemblance, Proust le poussera jusqu’à sa perfection avec l’art du pastiche. Marcel Proust possède cette oreille qui détecte avec sûreté la tonalité de celui qui parle. Il se rendra maître de l’art d’imiter parce qu’une fois la petite musique de chaque écrivain entendue, une fois perçu ce qui fait qu’il y a de la littérature, les paroles viennent d’elles-mêmes.

C’est justement dans ces musées tant aimés que Proust (d’abord critique d’art particulièrement attentif à Chardin et à Rembrandt) se rend compte que c’est la lumière qui fait la beauté des objets, et non pas l’objet lui-même. Tout objet, quel qu’il soit, est digne d’art; seule la lumière l’élève et l’embellit. La lumière ? Le regard du peintre, sa façon de présenter les choses, de les disposer, de les montrer, est l’essence même du tableau. Il n’y a pas d’art neutre, pas d’art «réaliste» au sens où un Alphonse Daudet l’entendait. «L’œuvre, dit très justement Tadié, est pour nous parce qu’elle l’est d’abord, qu’il en soit conscient ou non, pour le peintre. L’œuvre d’art rapproche, sous l’apparence, le cœur de l’homme et le cœur des choses.» L’émotion que nous donne l’artiste réside dans le fait qu’il nous ouvre à un univers de plus.

L’ouvrage de Tadié propose, en plus d’un tissage assez fin entre la vie et le roman, des pistes de recherches littéraires. Sans être un essai – il n’en a pas la prétention – il ne rebute pas les éléments d’explication, car pour l’auteur l’explication fait partie de l’histoire d’une mentalité, la vie étant semblable à une partition, on la déchiffre seulement à l’heure où on en possède les clefs. L’interprétation est lacunaire, elle n’éclaire que certains traits. L’ensemble de l’œuvre tout comme l’univers intellectuel de l’écrivain demeurent toujours complexes car, on le sait, rien n’est simple du côté de chez Proust.

J. R.

Jean-Yves Tadié, Marcel Proust, biographie, Gallimard, 1996, 958 p.

 

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