Aux éclats ardents du Labyrinthe
Sept poèmes de Grégory Rateau
CHÂTEAU ROUGE
J’ai suivi dans les rues de Château Rouge
Ces mirages en bandes animées
Babel des damnés
Des légumes y surnagent
Remontent les rivières lunatiques des contrées oubliées
Où les carcasses des absents chaloupent au gré du vent
Et se cognent aux échoppes des marchands ambulants
J’ai goûté dans les rues de Château Rouge
les épices charriées de-ci de-là
Des relents de grillades pour exciter ma salive
Bananes plantains en pièce montée
Coulis de rhum pour enflammer mon palais.
J’ai croisé dans les rues de Château Rouge
Des Turbans encore imprégnés de petits copeaux de sable
Des diseuses de bonne aventure
Mettant à mal des vendeurs de journaux
L’actualité dans le marc de café
J’ai entendu dans les rues de Château Rouge
Les sirènes de police versatiles
Une foule bigarrée
Un coup de karcher
Pour se refaire une virginité
Et tout assainir, tout uniformiser
J’ai pleuré dans les rues de Château Rouge
L’absence de sueur et de rires blancs ivoires
Le jour étouffé, crépitant
Noyé sous un nid de cendres
Les mirages soudain inanimés
La solitude d’une rue où la vie a été balayée
LA FIANCÉE DU MINOTAURE
1
Lui, avec sa gueule de Minotaure
crinière laquée de graisse
yeux globuleux, injectés
d’une lueur rouge vif propre aux initiés
vivant entre les enluminures de livres rares
capable de les citer de mémoire
d’en faire des refrains coup de poing
aujourd’hui, les pages sont déchirées
il les utilise pour retrouver son chemin
dans les nuées obscènes du hachich
2
elle, gracile, chevelure nègre
avec cette pitié maternelle
entremêlée de haine
après seulement quelques verres
voilà que ses visions reviennent
la Gitane en elle se réveille
fille de la Terre
la fièvre entre les jambes
dans l’attente d’un Thésée libérateur
elle danse jusqu’à l’extase
l’oubli de son serment
défaire par ses imprécations nocturnes
les liens empoisonnés
3
elles sont loin les unions cannibales
il ne reste plus que de vagues coïts amnésiques
migraine sur migraine
relents acides
effluves d’humidité rageuse
visions de ces choses grouillantes
jusque dans sa tête
demain, elle l’abandonnera
pour vivre en pleine lumière
si tant est qu’elle s’en souvienne
qu’elle trouve seule, l’issue du labyrinthe
DU SOLEIL
Déglutitions
fureur liquide
l’image obsédante du criminel au fond de son potage
et cette vieille bique au regard mort
du sol au plafond l’odeur contagieuse
solitude malsaine, aigreur de pierre
c’est elle qui avait fait le vide autour d’elle
qui d’autre ?
elle lui en voulait de ne pas la désirer
cette misère, son héritage
de vouloir s’enfuir très loin
des pigeonniers glauques
des puits frigides, hermétiques au soleil
car c’est de lumière dont il a besoin
d’un trop plein indigeste
jusqu’à l’insolation s’il le faut
pourvu qu’il s’enivre de paysages
qu’il finisse raide avant la tombée du soir
alors, étendu nu sous son vieil arbre
il s’imagine déjà soulevé sur son trône de paille
de l’or noir jusqu’au fond des veines
mais la dernière feuille lui tombe sur le râble
la piqûre du froid en rappel
le potage l’attend
l’hiver maternel
LE POÈTE
Il agitait ses longs bras
géant commandant aux ombres
avec cette insouciance des Dieux
tout en lui repoussait les limites du bon sens
son sourire planait trop haut
la misère à bonne distance
la voix du monde pour coryphée
lui seul détenait le secret du bonheur
je le suivais sans réfléchir
me reniant si souvent
jusqu’à perdre sa trace
au carrefour de villes imaginaires
son secret irrévélé
et ce silence pesant
CIORAN
Enfant de la nuit il veille
traverse la ville ivre de songes
un éclaireur pour ses frères
un maudit pour sa famille
l’obscurité est son supplice
et pourtant il s’y glisse un peu plus
se recueille devant des monuments mal éclairés
hante ces places orphelines
et dans l’attente que l’aube redonne formes aux présences
débute un monologue désespéré
juste avant que la lumière ne l’aveugle
POÈME D’UN MORTEL
Irruption soudaine en provenance du ciel
pluie maladive couleur de rouille
qui dégouline sur les monuments
art de performance
accessible à tous
la boire jusqu’à la lie
au rythme de son rire puissant, presque diabolique
à mon intention
moi le fidèle Crevel
voilà comment le Momo me rebaptisait à l’occasion
m’offrant une seconde naissance à la lettre C
pour me sauver de l’oubli programmé
à la lettre P
NEMO
Ton époque est là
Juste devant toi
Des promesses, toujours
Du siège de ton comptoir
Le Balzac de Rodin te fait sourire
Toute cette gloriole pour qu’un pigeon te chie sur le crâne
Le futur
Tu ne peux le concevoir qu’en rencontres
Ta générosité se consomme sur place
Tu y crois très fort à cette fraternité
Les autres
Toute cette misère qui passe dès le premier verre
Mais la réalité est autre
Les êtres, les choses te filent entre les doigts
Tu ne peux rien toucher
Rien retenir
Même cette empathie te ronge
Tu souffres de voir souffrir
Puis tu souffres de ne plus rien ressentir
Nul statut de maudit à l’arrivée
Tu croupiras dans l’indifférence
Une chambre minuscule
Trop grande pour toi
Tes voisins ne sauront même pas que tu as existé
Tu croyais être cette voix
Celle des oubliés
Eux aussi tu leur as vendu du rêve
Le tien
Et là encore, tu as échoué
Ils resteront sans parole
Leur errance ne sera pas justifiée
Que faire alors
Sinon les accompagner jusqu’à la fin
Partager cette petite mort de rien
Car qui sait
Dans l’oubli peut-être
Tu trouveras enfin tes frères
On ne sort pas indemne après avoir lu Grégory Rateau, il vous remue les tripes et vous brûle avec la force de ses mots. Une poésie à part, loin des fleurs et des roses sans épines. Vous aurez mal, de ce mal qui vous ouvre les yeux sur une réalité, celle de l’auteur. Il n’y a pas de plaisir sans recherche de qui nous sommes, Grégory Rateau vous entraînera à la recherche de cette vérité qu’on veut parfois oublier.