Une épique paire de loufoques
À propos des Arpenteurs du monde de Daniel Kehlmann,
par Livia Mattei
Voici paraître un livre merveilleusement drôle, intelligent, de belle écriture et de tonique effet. S’il passe pour le plus grand succès de librairie de ces dernières décennies en Allemagne (avec plus d’un million de lecteurs), il n’a rien du best-seller usiné de manière standard. D’une pétulance contrastant avec l’académique réputation de ses protagonistes, l’ouvrage raconte la rencontre, en septembre 1828 à Berlin, de deux énergumènes intéressants, en les personnes du mathématicien Cari Friedrich Gauss et du naturaliste-voyageur Alexander von Humboldt. Tout le monde connaît les observations de celui-ci au fond de la grotte amazonienne la plus profonde de la planète (on la dit en communication avec l’au-delà) où niche l’oiseau Guacharo ; et la courbe de Gauss n’a de secret pour personne non plus. Mais dès qu’apparaît l’horrible râleur qu’est le vieux Gauss, pestant d’avoir à se pointer à ce congrès de plaisantins naturalistes qui le convient dans la puante ville de Berlin, chaque lecteur va découvrir le monde surprenant qui sépare ce que « tout le monde sait » de ce que «chacun ignore», à commencer par le mal de dents atroce qui accompagna l’une des premières grandes découvertes du mathématicien adolescent (lequel défrayait la chronique dès l’âge de huit ans), ou les tribulations inénarrables qui marquèrent le voyage d’Alexander von Humboldt en Nouvelle-Andalousie amazonienne, entre mille autres sujets d’étonnement.
Tout le livre est en effet tissé par le récit alterné de leurs investigations respectives, l’un à mesurer et cartographier tout ce qui est mesurable et cartographiable en ce bas monde, du sein de sa mère aux volcans d’Equinoxie, et l’autre à chiffrer et computer mentalement tout ce qui est chiffrable et computable dans le cosmos et ses environs, exception faite de l’insondabilité abyssale de la niaiserie de son grand fils Eugène, si sympathique au demeurant. Bref, c’est un constant et polymorphe régal que ce livre rappelant le climat des dingues romantiques à la Jean-Paul Richter ou à la Töpffer, à l’enseigne du plus gai savoir qui soit.
L. M.