À l’épreuve du temps d’amour, une femme…
À propos de La fille près du feu de Tiphaine Le Gall
par Francis Vladimir
« But one man loved the pilgrim soul in you »
Dès l’ouverture, l’écrivaine Thiphaine Le Gall, nous renseigne sur la source du roman: un vers de William Butler Yeats (186-1939) et à partir de cette âme pèlerine qu’elle revendique en opposition à l’âme vagabonde, elle dévide tout au long des presque quatre cent pages de son livre, la destinée de la narratrice. On pressent, derrière sa voix, celle du double, ce qui maintient le lecteur sur une lecture d’accompagnant. Et n’y-a-t-il pas plus belle position offerte au quidam que celle de rentrer dans la confidence d’une vie ? Curiosité ou trouble, la fille près du feu, évoque le poème de Yeats, confidences pour confidences d’une vieille femme et du poète. Mais Tiphaine Le Gall est encore loin d’être vieille, et grise, et ensommeillée, comme le prédit Yeats, aussi la lit-on avec ce rien d’étonnement qu’il sied de laisser monter et, page après page, s’attise le désir de poursuivre. « Moi qui écris depuis mon présent, j’ignore tout de la fin de cette histoire. Je peux la rêver, en espérer quelque chose. Mais en fait, je ne la cherche pas ; je l’attends. » Lire un roman, se laisser embarquer, est tout sauf anodin. C’est d’une certaine façon se mettre dans une appropriation des mots, d’une histoire, s’en lester dès le début et s’en délester à sa toute fin. Du roman de Tiphaine Le Gall on pourrait louer la simplicité, cet essentiel présent qui saute d’une temporalité à l’autre , en de courts chapitres aux titres récurrents ( Pilgrim soul, rupture, Johan, mensonge ) pas plus consistants qu’un long paragraphe, et en quatre saisons, été- automne -hiver -printemps, le tout donnant au livre, une rythmique de métronome scandant les états d’âme de la narratrice, de l’éducation sentimentale à la confusion des sentiments, mais l’inverse serait tout aussi pertinent.
De quoi est-il question ? D’une femme et des hommes… Ceci dit ou posé, on pourrait se dire que nous voilà là confronté à l’éternel prisme des relations amoureuses – comme on dirait d’une pièce triangulaire de boulevard, le mari, la femme, l’amant -, selon qu’on s’observe d’un côté ou de l’autre. Le roman s’engage résolument dans le quotidien vécu par la narratrice et c’est sans doute cette féminité affirmée sans complexes, sans culpabilité autre qu’un désarroi constant face au choix, au tamis et à l’imbroglio des hommes de sa vie, qui font de ce livre, un aimant nous ramenant à l’essentiel : le désir de l’autre, des autres. Dans son existence des plus quotidiennes l’écrivaine ne cesse de fouailler, d’élucider, de se tenir en équilibriste à distance équidistante de ses hommes, les affrontant sans jamais leur tenir la dragée haute mais dans la conscience troublée ce de qui lui semble être d’une importance supérieure, vitale, se sentir profondément soi en dépit de toutes les interrogations, les vicissitudes, les aléas, les contraintes, les désespoirs et les espoirs, et surtout les dépossessions d’une femme. L’amour qu’elle porte à ses hommes (Johan, Antoine, Alexandre…mais aussi ses deux garçons Léo et Emile) est empreint d’une rectitude qui pourrait faire sourire l’entraînant toutefois aux mensonges, aux abîmes et aux ruptures mais aussi à une renaissance d’elle-même c’est-à-dire à une repossession d’elle-même, une fois réglés les errements et les tourments, le vide existentiel qui pulse en elle. Toujours, le roman s’équilibrise sur des allées et retours, sur un va et vient incessant, croisant et décroisant les moments partagés, les instants de solitude profonde, les rencontres, les phases de découragement, les conflits familiaux, les incompréhensions entre amants… bref tout ce qui fait tissu dans la relation amoureuse et le fait qu’elle se noue ici entre plusieurs hommes, voilà qui rend curieux de la manière dont le nœud gordien pourra être tranché. « Le temps est bon, oui. Il fait beau, et que demander de plus qu’être aimée ? Alors j’ai deux amoureux, et tout cela est très bien. Sauf que désormais j’en ai trois. »
Sensible réflexion aussi sur l’acte d’écrire ou comment cette femme, vivant avec le père de ses enfants, amante par ailleurs, dans l’attraction des autres tout en étant dans une répulsion muette et douloureuse, soutiendra à deux reprises l’agrégation de lettres, donnera à ses aimés sa part de femme, attentive et aimante mais aussi injuste. On pourrait, dit comme ça, supposer qu’elle est insatiable, qu’elle mord à pleines dents dans cet état amoureux qu’aucun de ses hommes ne lui dénie sauf à ne pas savoir, eux-mêmes où ils en sont, dans cet absolu d’amour qui semble être toutefois leur grande revendication, le bornage de l’attente amoureuse, entre eux, les hommes aimés et elle, la femme partagée.
Mais cette femme aimée, qui est-elle au juste ? Mère, femme, amante, enseignante, fille de ses parents, belle-fille, amie de ses amis… On ne le sait jamais au juste tant l’art de la romancière consiste sinon à brouiller les pistes du moins à partir de tous côtés, en apparence bien sûr, à vau l’eau, même si cela peut sembler vieilli, mais c’est bien de cela d’où coule le roman, de cette source non-identifiable de l’origine du désir, de cette origine du monde, de cette féminité ostensiblement posée et déposée sur le rivage de l’amour, comme la vague sans cesse se retire pour mieux venir s’étaler, à l’infini. Et c’est de l’absence dont il est aussi question, l’absence d’une femme à elle-même et le début du roman et sa toute fin dans sa partie d’été, donnent à comprendre la complexité de l’épreuve. Car c’est en ce terme-là que pourrait aussi se résumer le roman de Tiphaine Le Gall, la marque d’une femme à l’épreuve du temps d’amour, ce temps si restreint lorsque la vie s’est écoulée et c’est un bien grand mérite de s’être colletée à l’explicitation de ce qui fonde même le rapport à la vie et le rapport à l’écriture, ce qui, finalement, ne peut aller l’un sans l’autre, pour que naisse ce qu’on appelle une œuvre dans les mots, par les mots sonnants et trébuchants, redonnant valeur à l’insignifiance qui est le lot de la plupart de nous. « Je vais devoir apprendre à habiter le manque. En faire l’instrument de mon éveil. M’asseoir dans ma vulnérabilité. M’y reposer. Ne pas la craindre. »
Enfin, la fille près du feu, donne à entendre la voix des hommes, leur trajectoire, donne à voir une fine et abrupte galerie de trois portraits d’hommes auxquels s’ajoute à la toute fin celui d’un jeune homme, Raphaël, comme un amer possible, une confiance renouvelée et décomplexée en l’amour. Roman tortueux s’il en est par la sinueuse partition qui se joue dans ses pages, éclairant de par la place centrale où la narratrice grandit, détonant dans les errements des protagonistes et les hommes y ont leur belle part dans cette sorte d’incertitude constante qui les caractérise, de lâcheté aussi, et finalement déroutant par un marivaudage banal et cruel qui ne dit pas son nom mais qui, dans les mots et les à-côtés du texte laisse entendre qu’en amour le jeu et le je lient le possible et l’impossible au théâtre d’une vie.
Roman de la liberté d’une femme, de l’expérimentation des sens, des limites à dépasser pour pouvoir s’installer dans sa vraie vie. Du loup à la gueule ouverte de faim mais libre au chien repus retenu à la chaîne de l’homme, ce roman déraisonnable s’il en est mais finalement juste, est en prise avec notre époque froissée, quoi qu’on en pense. Il porte la difficulté d’être à l’autre, d’être pour l’autre, sur les fonts baptismaux d’une petite existence qui page après page s’amplifie donnant ainsi à entendre une voix de femme, pourquoi ne pas le dire, qui, emmêlée, tiraillée, flagellée, erratique et renaissante dans ses amours se conquiert enfin elle-même, dans cette extase bienfaisante qu’on nommerait épanouissement, se relevant ainsi de sa perte initiale.
Francis Vladimir