Le Passe Muraille

Retour en force

Spielberg, du presque pire au carrément meilleur…

 par Philippe Banquet

Vous vous souvenez, évidemment, de la catastrophe : j’avais osé écrire une critique meurtrière du West Side Story  de Spielberg. Meurtrière, oui, ça n’a pas loupé : j’y ai laissé mon job et ma compagne. Tout mon petit univers s’est effondré ; trop d’intérêts en jeu, tout le gratin du Doubs s’est déchaîné contre moi, jusqu’à m’expulser comme un cheveu dans le fromage. Cuit, brûlé même, l’ex-responsable de l’encart Culture du Jura Libéré. Viré ? Saqué même, et salement. Ma dulcinée n’a pas supporté, dehors l’amour de sa jeunesse, d’un coup devenu moins qu’un pas grand- chose.

J’ai survécu. Pas facile quand on a été précipité dans le vide, mais je me suis accroché. Dans un désert affectif et au fond d’un gouffre financier, j’ai fait le dos rond. Je ne vous détaillerai pas mes pérégrinations, mais de la plonge au vigile, en passant par voiturier ou laveur de carreaux, j’ai traversé une sale période. Motus, je n’écris pas pour me plaindre, imaginez.

Et puis je suis remonté. Lentement, couche sociale après couche, sauvé je l’avoue par mon niveau culturel. J’ai surpris plus d’un collègue à la pause, en me lançant dans une apologie de Truffaut ou une exégèse de John Ford, paix à leurs âmes. Le patron me regardait autrement quand je lui décochais une citation latine bien affûtée, reste de ma formation ès lettres classiques, six mois d’un cursus interrompu pour divergences politiques avec la nomenklatura de la fac.

Chassez le naturel a dit le poète. Je suis retourné au cinéma. Grand public d’abord, puis Art-et-Essai, dans une petite salle de Dijon puisque Besançon m’avait ostracisé.

Les semaines et les mois ont pansé mes blessures. Par quelques vieux copains bien placés, j’ai retrouvé un job plus décent, administratif dans un lycée privé, la ville importe peu. J’ai même pu y créer un club cinéma, vite prisé des élèves en option littéraire. Et voilà comment j’ai remis un doigt dans l’engrenage, puis la main entière.

Du ciné-club au blog, le pas fut vite franchi. Mes critiques en ligne ont commencé à susciter des likes et des partages, quelques jolies salves de commentaires, un public de connaisseurs, manifestement.

Alors j’avoue que lorsque j’ai appris que Spielberg, lui aussi, repiquait au truc, j’ai hésité. The Fabelmans. À quoi bon remuer le couteau, ne lui avais-je pas déjà réglé son compte en descendant son West Side Story  ? Pauvre Steven, j’avais tellement d’affection pour lui autrefois, fallait-il lui maintenir la tête sous l’eau ?

Je savais que, si je voyais le film, ma règle morale m’obligerait à écrire précisément ce que j’en aurais pensé, quelles qu’en soient les répercussions. Mes nouveaux lecteurs comptaient sur ma rigueur, tous savaient que je ne cédais à aucune pression, incorruptible et intransigeant quand était en jeu le septième art, pour moi le Premier d’entre tous – Primus inter pares – et sans pitié pour l’âge ou le déclin mental.

Allons, il me fallait faire mon devoir. Profitant d’un voyage professionnel à Lyon, je consacrai une soirée au film et à sa critique. Elle fut longue. Sortant de la séance en larmes, je déambulai dans le lacis de ruelles derrière la place Bellecour, sans but autre que de laisser se calmer le tourbillon de sensations qui m’avait soulevé dès les premières images et m’avait propulsé pantelant hors de mon siège après les dernières ; j’étais dans un état de sidération, mis KO debout par Spielberg.

Une résurrection. Comment ce type usé, radotant sa technique dans un pauvre remake à mille lieux de l’original, sans rythme, sans idée, sans direction d’acteur, avait-il pu retrouver l’énergie, le talent et l’audace nécessaires à la réalisation de ce monument de sentiments, au premier degré crânement assumé. Quelle leçon de cinéma ! Dans l’enchaînement des scènes, avec la caméra devenue personnage central et s’auto-consacrant, le film sortant en quelque sorte de lui-même pour atteindre ces sommets où la passion se mue en art. Alors, qu’importent le passé, la carrière ou les lauriers, ce qui devait être fait a été fait, ce qui devait exister existe, nous pouvons juste applaudir et saluer l’ajout d’un nouvel élément dans la longue chaîne de beauté qui nous relie tous, passé, présent, futur. Chapeau bas, monsieur Spielberg, vous m’avez bluffé.

Toute la nuit j’échafaudai dans ma tête de possibles explications à ce renouveau. Je ne parvenais pas à établir de lien logique entre les deux films, entre l’échec et le triomphe, l’artifice et le transcendé, le malaise et l’exultation. Je n’osais pas, d’abord. C’était tellement, non, comment, par quelle incroyable série de coïncidences ? Spielberg vit en Californie, je crois, il ne lit pas le français ; mon texte avait circulé dans un cercle minuscule, frappé d’interdiction par les puissances financières ; mes mots n’avaient pas pu, non … ou bien ?

Ou bien il existerait des flux de pensée, comme des fleuves secrets charriant des vérités, de cerveau en cerveau, de sensibilité en amour de l’art, et le ressenti d’un cœur sincère pourrait aller toucher l’esprit d’un créateur encore ouvert aux autres et capable de se remettre en jeu ? De même que j’avais réussi à me redresser sans renier mes convictions, Spielberg serait parvenu à redevenir lui-même ?

J’avais cloué un artiste au pilori, ce cruel châtiment s’était mué en rédemption. Les dés que j’avais jetés, le destin les avait ramassés.

Je décidai donc, au petit matin, de renoncer à mon maigre et chronophage gagne-pain pour me consacrer à ma véritable mission, de toutes mes capacités et à plein temps, défendre et illustrer le Cinéma.

Merci, Monsieur Spielberg.

PH.B.

1 Comment

  • Gio dit :

    J’ai apprécié l’article en rapport avec le film de Spielberg. La chute du critique et sa volonté de retrouver sa place, pourquoi pas, mais il y a tout de même une phrase qui me gêne : « j’ai retrouvé un job plus décent, administratif dans un lycée privé… »; y’a-t-il des jobs indécents ou indignes ? Je pinaille certes, mais c’est le rôle du critique des critiques 😉

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