Le Passe Muraille

La Fée Valse

Proses inédites de JLK

Les petits saints

Nous nous retrouvons, toute la bande, dans le ruissellement d’eau chaude des bains de Chianciano Terme. Nous passons toutes les après-midi à nous prélasser sur la pente ruisselante et là tout est permis. Je veux dire que nous sommes officiellement autorisés à nous sucer le pouce en plein air, au su et vu de tout le monde. C’est ainsi que nous, toute la bande, qui nous cachons à l’ordinaire pour nous sucer le pouce, nous nous sentons réhabilités dans notre goût innocent.

Chacun et chacune fait ce qu’il veut dans le ruissellement d’eau chaude. Les vieilles catholiques de l’Acquasanta sourient aussi gentiment aux jeunes gens baraqués du Boston qu’aux filles en fleur du Savoia Palazzo, enlacés dans la vapeur sulfureuse comme aux murs du Dôme d’Orvieto les corps nacrés de la Résurrection de la Chair.

Quant à nous qui nous suçons le pouce, nous nous réjouissons de nous retrouver toute la bande. Le soir nous évoquons, sur les transats du Grand Hôtel, nos années d’enfance à lire à longueur de nuits blanches des livres poudroyant de bactéries de sanatorium ou de poudre d’or du Far West. Nous sommes les petits blessés de l’âme aux infirmières zélées, nous sommes les petits saints aux infirmières ailées.

Dans la farine

J’ai toujours aimé ses bras roses. Roses potelés. De la porcelaine humide, genre Sèvres mou. Ses bras roses et ses seins de laitière.

Quand elle me roule dans la farine et qu’elle se penche au-dessus de moi, ses deux seins pressés l’un contre l’autre suffisent à ma paix.

Père lui recommande de ne pas oublier le sel, que je sois un homme nom de Dieu. Mère lui reproche de mettre trop de sa salive, mais elle n’en fera toujours qu’à sa tête et la voici qui tire la langue dès que Mère s’en va voir ailleurs si j’y suis.

Vient alors le jeu des trois né-nés, vite en douce, qui me fait tant plaisir. Ma tête entre les deux choses chaudes, nous ne formons plus qu’un, et tout à l’heure le lait me viendra sûrement à la bouche.
Lady nue

Le jeu veut que je me tienne à la porte dès que j’entends ses béquilles au bout de l’allée du château.

C’est un vrai carillon que Lady Prothèse. Elle a fait arrêter la Bentley à la grille pour me faire jouir de son arrivée, et pas question que Boris l’épaule: elle est capable de tenir debout malgré son obsession de l’eau. Je dois sentir d’où elle vient et où elle veut que je l’emmène. Voici donc l’Eve future en son armure nickelée, dont l’imperceptible cliquetis symbolise les derniers prodiges de la cybernétique, après quoi s’imposera partout le silence de l’eau.

Lorsque nous sommes seuls dans le salon jouxtant la grande vasque, je la défais patiemment de tout son attirail. Plus je la dépouille et plus se voient ses cheveux roses et son triangle épilé. Sans bras ni jambes elle m’évoque un croissant de lune ou une banane pelée. Elle rit comme une petite fille quand je la fais pisser dans le pédiluve.

Dans l’eau, Lady nue ne sera plus qu’algue et sexe. Le jeu veut qu’elle me prenne en bouche dès que nous nous immergeons, ensuite de quoi je la pénètre pour lui faire sentir qu’elle existe encore, selon sa formule.

La Femme du vent

La très vieille dame au masque d’Inuk me rejoint l’après-midi sur la terrasse de bois de la pension Bella Vista, et voici qu’elle me parle sans me regarder.

– Je n’aspire plus maintenant qu’à me dessécher. Je viens ici la nuit où seul le vent me caresse encore, mais c’est à la lumière que j’aimerais que les dieux vivants me purgent de mes dernières humeurs. Bientôt je n’aurai plus de bile. Mes larmes sécheront. Toute mon eau sera bue par le ciel incandescent mais je continuerai de vivre comme en transparence, je serai comme ces arbres marins dont il ne reste plus que le réseau de veines durcies sur lequel s’est tannée une espèce d’ultime membrane de vieux cuir de momie. C’est le mot. Mais je serai, moi, d’avant l’Egypte et l’écriture.

Tandis qu’elle parle, le vent de midi s’est levé; et parce qu’elle ferme les yeux je ne suis plus là que pour prendre note. Elle gémit encore un peu sous la caresse, puis sa plainte devient chant.

Intimité

Le paradis est sous le drap. Le paradis est dans ses bras. Le paradis est dans la lumière tamisée de la chambre. Le paradis est dans l’orbe du jour. Le paradis est dans la nacelle du sommeil. Le paradis est entièrement bleu ce matin. Le paradis est une main sur ma joue. Le paradis est un regard qui s’éveille.

Le paradis est une paire de vieux souliers dans la lumière de ce premier matin de printemps. Le paradis est un morceau de pain frais que le vieux Jivo fauche à une terrasse de la Contrescarpe. Le paradis est le silence d’une salle de lecture à la Bibliothèque universitaire de Neuchâtel, une fin d’après-midi d’automne.

Le paradis est une femme au petit chien. Le paradis est une paire de petites filles. Le paradis serait que tout ça dure sans durer.

La Fée Valse

Elle met ses jolis dessous dessus. Elle est la petite fille de tous les âges et de tous les pays. Elle est la sage tannée comme le cuir de l’humanité à la première heure. Elle est le sourire de la lune.

Sur le tapis de chair elle est la mer ondulée. Tous les nageurs la prennent, mais elle se relève à chaque fois plus pure. Sa mère, la pauvre, n’a pas eu cette chance, que la besogne a ridée. Tandis que Valse renaîtrait de la pire misère, mille fois violée et souillée on la verrait rebondir en quête d’un verre de lait.

Le sourire de la lune lui apparut à la mort de son père. Depuis lors une chose s’est brisée en elle, qu’elle sait ne pouvoir réparer que de sa propre lumière. C’est pourquoi vous la voyez sourire toujours au bord de la rivière de la rue.

Vous l’achetez, vous montez le nez dans ses dessous dessus, vous croyez la tenir, la retenir mais elle vous danse dessus et quand la lune se lève sur les corps rejetés par la mer vous voici sou-rire à votre tour à la fée qui danse.

JLK

Extrait de La Fée Valse, paru en 2017 aux éditions de L’Aire.

(Le Passe-Muraille, No 42, Juillet 1999)

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