Le Passe Muraille

Echos d’une œuvre majeure

 

Autour du centenaire de Monique Saint-Hélier,

par Françoise Fornerod

Comme jadis ses amis à côté de son lit, les admirateurs de Monique Saint-Hélier se rencontrent aujourd’hui pour le centième anniversaire de sa naissance autour de son œuvre, dans des numéros spéciaux des revues Intervalles (Nº 43, septembre 1995) et Etudes de lettres (juillet-septembre 1995). Sa ville natale de La Chaux-de-Fonds a célébré la romancière en octobre par deux expositions, l’une présentant, avec une cinquantaine de ses tableaux, une face méconnue de son talent et l’autre consacrée à son amitié avec le peintre Lucien Schwob. Les Cahiers Jean Paulhan viennent de publier la Correspondance Paulhan – Saint-Hélier, 195 lettres présentées et annotées avec minutie par José-Flore Tappy.

Quinze années d’échanges, de 1941 à 1955, entre ces deux êtres si différents, l’écrivain qui se trouve au centre de la vie littéraire française et la malade cloîtrée dans son appartement parisien du quai de Béthune. Elle, passionnée, exclusive, avide de tout ce que son correspondant peut lui apporter du monde extérieur; lui, fournissant à la romancière livres et encouragements pour son œuvre. Chronique d’une époque, les messages des années de l’Occupation évoquent les privations et les menaces, donnent des nouvelles des amis arrêtés, puis mentionnent les difficultés que rencontrent la nrf et Paulhan au moment de l’épuration. Les articles qu’il soumet à son amie suscitent des commentaires où éclatent à la fois l’intuition perspicace de Monique Saint-Hélier et sa soif de découvrir des valeurs essentielles, littéraires ou spirituelles.

Ce qui frappe, chez la romancière, c’est qu’elle semble sans âge, d’où le caractère juvénile et préservé de ses enthousiasmes. Si ses expériences du monde se sont arrêtées vers la trentaine – «Dans ma vie il n’y a eu ni tableaux, ni voyages, ni musique», écrit-elle en 1942 – elle a su combler ce manque par le pouvoir créateur de son imagination, construisant son œuvre à partir de la mémoire. Lorsque Paulhan lui demande, pour le premier numéro des Cahiers de la Pléiade qu’il lance en 1945, un «souvenir déterminant», il opère comme un sourcier faisant surgir, du plus profond, des remémorations parfois douloureuses, comme l’évocation de la naissance de son premier poème d’adolescente. C’est aussi grâce à Paulhan que Monique Saint-Hélier reprend la peinture en 1942, après un arrêt de sept ans et malgré les difficultés à se procurer les matériaux; cet autre mode d’expression est un moyen salutaire d’extérioriser sa force vitale. «Je crois vraiment que je suis née peintre – peintre avant d’être écrivain», note-t-elle dans son Journal le 12 mai 1942.

Au-delà des confidences faites à l’ami, les lettres de Monique Saint-Hélier éclairent aussi ses romans, on découvre l’origine de certains thèmes récurrents. Le dialogue intime a parfois la tonalité de ses récits, dans telle page lyrique sur «la lumière qui monte de la paille» ou le bruit des pas dans la nuit, on retrouve ce déferlement d’images qui lui est propre, dès La Cage aux Rêves, et sa manière de procéder par associations, par élargissement à partir d’un point central. Lorsque Paulhan la talonne pour qu’elle achève son Martin-Pêcheur et qu’elle se plaint de ses difficultés à rabattre une matière trop abondante, on ne peut s’empêcher de sentir un rapport entre le foisonnement en apparence peu structuré de ses romans et l’absence de repères tant spatiaux que temporels de son existence coupée du monde. C’est sans doute ce qui a fasciné tous ceux qui l’ont approchée, tout autant que sa vivacité et sa gaieté, dont elle révèle à Paulhan qu’elle n’est qu’un mas-que, car, écrit-elle, dans son enfance, elle a reçu de son père «pour mission d’être gaie» et a continué pour rassurer son mari. Mais, et c’est peut-être l’aveu le plus émouvant, «ce n’est pas vrai qu’une maladie apporte à l’être des grandeurs secrètes». Son désespoir, elle le confie à son Journal, tel ce cri du 13 mai 1942 (cité dans le catalogue de l’exposition «Monique Saint-Hélier-Lucien Schwob»): « Mon Dieu! faites que je n’aie pas cette myélite! Faites-le! Faites-le! – Je veux peindre. Je veux écrire. Souvenez-vous que je n’ai presque pas pu vivre, que je n’ai pas d’enfants, que je suis malade depuis si longtemps.»

La correspondance avec Paulhan trouve un écho dans les inédits publiés en revues. Intervalles publie «Souvenir de Gien», récit de l’exode des Briod en 1940 et d’un rendez-vous manqué avec la mort qui a donné à Monique Saint-Hélier le sentiment d’être Française. Introduits par Jean-Luc Seylaz, des extraits inédits d’une suite à la Chronique des Alérac, tirés des centaines de pages en travail que contient le Fonds Monique Saint-Hélier déposé au Centre de recherches sur les lettres romandes, fournissent des indices sur de possibles développements de certains personnages. Trois textes critiques de Philippe Jaccottet, Roger-Louis Junod et Anne-Lise Grobéty ainsi que des textes de création en hommage à la romancière, écrits par François Debluë, Marie-Claire Dewarrat, Amélie Plume, Sylviane Roche et Pierre Voélin, trois reproductions en couleurs de peintures de Monique Saint-Hélier et de magnifiques photographies de la romancière et de lieux en rapport avec son œuvre complètent ce numéro.

Dans Etudes de lettres, José-Flore Tappy présente l’importante étude inédite et inachevée sur Louise Labé, que Jean Paulhan avait demandée à Monique Saint-Hélier en 1947 pour un ouvrage collectif sur les poètes du XVIe siècle, que voulait publier Gallimard. Réfutant l’image que la plupart des critiques masculins ont donnée de cette femme, qu’en raison de son «appétit de géant», sa curiosité et sa culture, Monique Saint-Hélier appelle «la fiancée de Gargantua», la romancière brosse un tableau saisissant de l’époque, de Lyon et un portrait de sa sœur en poésie, projetant dans cette critique de sympathie sa propre force d’aimer et sa soif de vivre. Trois études d’Adrien Pasquali, Charles-Edouard Racine et Anne Silva Monnier apportent une lumière critique sur les thèmes des romans.

Ainsi s’enrichit l’approche de l’une des œuvres majeures de la littérature de Suisse romande, dont la critique parisienne avait salué l’originalité lorsque Grasset publiait ses livres, mais qui semble aujourd’hui condamnée à la seule reconnaissance de son pays d’origine, puisque aucun éditeur français ne s’intéresse à la réédition de la Chronique des Alérac.

F. F.

Paulhan/Saint-Hélier, Correspondance 1941-1955, Gallimard, 1995.

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