Le Passe Muraille

Douloureux Marcel Proust

   

À propos de La colombe poignardée, de Pietro Citati,

par Jean Romain

Sur Marcel Proust, on a presque tout dit, et le meilleur a déjà fait l’objet des plus solides et des plus profondes études. On se souvient du remarquable Marcel Proust de Jean-Yves Tadié dont on avait parlé ici (1), une somme et un sommet en la matière. Voici que l’Italien Pietro Citati vient de faire paraître un livre intéressant et attachant (2).

L’étude est conçue pour parcourir un axe qui va de la vie de Proust à l’œuvre: la première partie, qui prend appui sur la question du bonheur pour l’écrivain, traite des amitiés, des rencontres, des influences, des admirations, de la maladie (tout le chapitre sur l’asthme est d’une justesse rare), de Jean Santeuil, l’alter ego. La deuxième partie décrit un large cercle autour de la Recherche. Enfin, la troisième partie s’attache à l’œuvre elle-même et à ses moments importants. Le livre se termine sur une pertinente analyse du statut du narrateur dans la Recherche.

Que le jeune Marcel se soit cru un jeune homme heureux et amoureux, il n’y a aucune raison d’en douter. Le bonheur est ce sentiment qui dilate le cœur et l’augmente jusqu’à l’ensemble du monde qui l’entoure. Il suffit de relire les innombrables lettres qu’il adresse à ceux dont il brigue la tendresse pour s’en convaincre. Le mystère de la jeunesse est justement la tendresse. Or écrire c’est se dédoubler. Et dans cet acte à la fois d’une simplicité torride et d’une complexité affolante, celui qui écrit se découvre un étranger à lui-même. Ce curieux parcourt qui conduit de soi à soi grâce à la médiation de l’écrit et qui fait qu’on se juge autre que ce qu’on pensait être ne serait au fond qu’une banale expérience s’il n’avait été chez Proust aiguisé par ses effrayantes crises d’asthme.

En effet, l’asthme va livrer Proust à la nuit et à l’insomnie. «Proust vécut comme un hibou, dit Citati: un étrange hibou, fils de la lumière, qui ne supportait pas de vivre la nuit.» Un hibou ! On sait en outre de quel surprenant rituel s’entourait l’écrivain, cloîtré, rideaux tirés, dans l’obscurité de sa maison tapissée de liège. La solitude, la nuit, l’insomnie: trois facteurs déterminants qui vont découper au scalpel la chair vive des «minutes heureuses» et du temps passé. Comme ces colombes observées patiemment au jardin public, Marcel Proust découvre qu’il est un être de souffrance.

Quelle en est alors – et c’est ce qui nous importe – l’incidence sur l’œuvre ? Là, l’auteur, malgré le puissant charme méditerranéen de son ouvrage et de son style, peine à sortir des sentiers battus. Le moyen de faire autrement en si peu de pages, somme toute ? Les explications qu’il nous donne de passages centraux (comme la montée de la jalousie chez Swann lorsqu’il ne peut pas posséder Odette, par exemple) ne proposent rien de très novateur. Nos oreilles proustiennes ont déjà entendu ces propos, et ici le livre vaut plus par la manière que par son contenu.

En revanche le dernier chapitre, qui se propose de montrer que la forme narrative «que l’on peut définir comme un roman symphonique», est probant. Avec un appareil conceptuel simple et aisément utilisable par le lecteur, Citati touche juste. Raconter, c’est voir, regarder, épier, se faire voyeur. Une dialectique subtile entre le caché et le visible s’installe. D’où la tentation perpétuelle du narrateur de ne pas se contenter de ce qu’il voit mais de se faire omniscient. Or «Proust savait que cet art de voir et de raconter est un péché». La douleur de la colombe va obliger le narrateur à changer souvent de point de vue, et l’effet est magistral.

J. R.

1 Voir Le Passe-Muraille Nº 26 d’octobre 1996.

2 Pietro Citati, La Colombe poignardée. Proust et la Recherche, Gallimard, Paris, 1997, 402 pages.

(Le Passe-Muraille, No 30, Avril 1997)

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