Le Passe Muraille

Dans la voiture

Nouvelles de Fabrice Pataut  

DANS LA VOITURE (I)

C’est toujours le beuglement qui me réveille, si brutal qu’il résonne dans ma tête comme si le bestiau était assis à côté de moi sur le siège arrière. Devant, Douchka retouche son maquillage le chapeau sur la tête, lequel bibi à l’air d’un gâteau plat surmonté d’une auréole.

Je demande discrètement qu’on veuille bien m’excuser de m’être assoupi sur l’épaule de Cécile. Telle n’était pas mon intention. Mais, bon… la fatigue… « Meuh», fait la cousine en pointant l’index vers la campagne qui défile derrière la vitre, sans d’ailleurs montrer rien de précis, pas même une vache. Aucun son n’est sorti de sa bouche. Le mugissement vient de derrière les omoplates.

Douchka farine son joli visage fatigué d’une poudre rose et capiteuse et se retourne, la houpette au bout des doigts. « Bien dormi ?» Elle fait claquer le poudrier d’une façon un rien vulgaire, se recale bien droit dans son siège et regarde la route obstinément, un coup à gauche, de son côté, un coup à droite, du côté de Reginald. Elle attend le moment où Reginald va tendre la jambe pour appuyer à fond sur l’accélerateur. Le signe avant-coureur est le tremblement des poignets. Reginald réprime un beau sourire intérieur et tend la jambe droite comme prévu. Son pantalon trop court remonte le long de son mollet caramel. Douchka observe un instant le morceau de chair dévoilé entre la chaussette et l’ourlet — musclé, glabre et cuivré dans sa partie supérieure, comme si Reginald ne bronzait pas partout pareil, ou alors par étapes successives, plus en haut, moins en bas, sans doute caché dans un coin du parc. « C’est terrible toute cette herbe », fait Douchka en se retournant pour regarder Cécile. Pourquoi terrible ? « C’est une horreur, insiste-t-elle en mettant de l’ordre dans son sac, j’ai le rhume des foins. Moins vite, Reginald, vous êtes devenu fou ou quoi ? »

Cette fois-ci, les poignets de Reginald n’ont pas tremblé. J’entends le poudrier qui cogne contre le bâton de rouge à lèvres au fond du sac, Douchka qui se mouche. Je connais le mouchoir : un gros carré blanc de batiste brodé à ses initiales, comme tous les autres, en haut à gauche. « Tu devrais dormir, Cécile, tes yeux sont cernés. Dors contre ton cousin qui ne se gêne pas pour prendre ses aises. » Cécile pose sa main sur la mienne et s’endort bien volontiers contre la vitre qui vibre parce que Reginald va décidément beaucoup trop vite. « Gardez quand même le contrôle de la voiture, assène Douchka avant de se moucher plus fort,  nous devons arriver vivants.»

Cécile. Je regarde son épaule toute blanche, toute ronde, son adorable épaule blanche et ronde embrassée ce matin. Parfaitement, je crois, parce qu’au moment du baiser, Cécile a fermé les yeux.

Depuis ma place, j’observe les mouvements contrôlés de Reginald. Le levier de vitesse, les pédales, le volant. Il les effleure, les caresse, les persuade. On dirait un organiste — « l’organiste de Westminster », ajoute toujours Cécile. C’est drôle, parce que quand Reginald n’est pas aux manettes dans la voiture, ses bras font parfois de drôles de mouvements brusques. Et alors… et alors, il se cure le nez sans le vouloir vraiment ou gratte frénétiquement le fond de son pantalon.

« Non, plus vite, au contraire. Ça manque de muscle, enfin je veux dire de fougue ! Foutue fougue ! Reginald ! » Douchka a baissé sa vitre et passé un bras dehors pour goûter le vent tiède. Elle se retourne, remarque que Cécile s’est endormie du mauvais côté. Elle me sourit généreusement et s’assoupit contre l’épaule de Reginald qui réduit un peu la vitesse. Et là, au creux de cette épaule, elle laisse aller sa tête pour donner l’exemple et s’endort comme une vieille femme ivre. Reginald me fait signe dans le rétroviseur que tout va bien. Vraiment tout. La voiture, le niveau d’huile, la santé de Douchka. Cécile attrape la vache en plastique qui a glissé dans son dos. Elle la repose sans bruit sur la plage arrière, prends ma main, y dépose un baiser, se rendort la tête contre la vitre, l’épaule découverte. 

DANS LA VOITURE (II)

J’aime quand Guillaume m’embrasse sur l’épaule. Il a fait peu de progrès depuis l’été dernier. Nous sommes arrivés depuis déjà quinze jours et nous en sommes là où nous en étions à la fin des dernières vacances, même seuls au bord de la piscine, même quand nous nous croisons dans le couloir au moment de la douche. Dans les bois, sur la terrasse, à l’ombre, au soleil, je pense à ses lèvres. Un nouvel exercice m’occupe depuis le début des vacances : j’imagine sa bouche en m’efforçant d’être la plus précise possible lorsque je suis en plein milieu d’une conversation, surtout si je dois soutenir un point de vue. J’y arrive très bien. Cela me fait rire, ce qui fait que je me subdivise en trois : la Cécile qui ne lâche pas le morceau, la Cécile qui rêve à un endroit particulier du corps de son cousin Guillaume, et la Cécile qui rie toute seule de la dextérité avec laquelle elle envisage la subdvision précédente. Comme cette dernière Cécile s’amuse des deux premières et, en vérité, plus du fait de leur fractionnement que de leur nombre effectif, j’ai écrit dans mon journal qu’une Cécile numéro 3 prenait pour objet de son amusement, par l’intermédiaire d’une satisfaction quant à sa propre dextérité, les Cécile numéro 1 et 2. J’ai fait d’elle une Cécile de deuxième niveau. Il est extrêmement difficile de soutenir un argument en faisant simultanément ces deux choses en plus: penser aux lèvres de Guillaume et s’amuser de la différence entre Cécile 1 et Cécile 2 d’un point de vue supérieur.

Le midi du départ, par exemple, nous avons déjeuné avec Douchka et Reginald. Ils sont venus nous chercher. La mère de Guillaume avait déposé son fils— ce sont ses mots. Nous sommes restés seuls un petit quart d’heure à les attendre. Si j’avais pu, je l’aurais mangé tout cru comme une pomme tellement il sentait bon, tellement ses jambes me faisaient envie, et ses cheveux pour passer ma main dedans, et son sourire que j’aurais voulu suivre du bout des doigts.

Àpeine assise à table, Douchka a commencé par comparer la situation familiale à la Guerre des Deux Roses. J’ai dû soutenir que l’analogie était fautive tout en pensant aux lèvres de Guillaume et au fait que je faisais ces deux choses. Quant à l’agilité de mon esprit, j’ai dû conclure à l’existence d’une Cécile numéro 4, une méta-méta-Cécile de troisième niveau qui se félicite de l’agilité avec laquelle Cécile 3 monte d’un cran pour considérer ensemble Cécile 1 et 2. La difficulté était considérable, en partie à cause des rapports conflictuels objectifs entre la maison de Lancaster et la maison d’York, toutes deux royales, toutes deux légitimes, mais aussi à cause du trouble dans lequel m’avaient jeté les jambes de Guillaume, partiellement dévoilées par son short à revers. Le charme, hier encore contenu tout entier dans ses lèvres, avait gagné ses cuisses. Il fallait faire toutes ces choses en même temps : rappeler la souffrance des Yorkistes victimes de l’exil, contenir le sortilège lancé par les cuisses de Guillaume, fermes et laiteuses, recouvertes d’un fin duvet blond, confier de nouveau tout mon sort à ses lèvres, rire de mon agilité à conduire de front ces trois projets, convenir enfin que la Cécile numéro 4 qui menait ces travaux de front risquait la dispersion. Je fermai les yeux un instant, enfournai une tranche de poulet froid pour ne plus penser à rien.

« Heureusement que nous prenons des vacances, a dit Reginald, tu as l’air épuisée.» Je l’étais. « Cette petite travaille comme une folle pour avoir Oxford, lança Douchka, je me demande bien à quoi ça va servir. »

Dans la voiture,je me suis endormie d’un coup sur l’épaule de Guillaume. Reginald a démarré en douceur et la fatigue m’a écrasée de toute sa force. Ma joue tiède et confuse a glissé contre son torse et Guillaume a laissé faire cette tête fatiguée qui a tellement peur des embrouilles, qui n’a de cesse de comptabiliser les possibilités, qui veut à tout prix que cesse la Guerre des Deux Roses. J’ai senti, bien qu’à peine, ma tête se poser sur ses cuisses, j’ai attrapé son genou pour ne pas glisser, mais du fond d’un sommeil si complet que je n’ai fait ni geste, ni rêve, ni projet. Je n’ai rien osé, rien prévu dont je puisse me souvenir. J’ai laissé faire mon cousin qui a pris ma tête dans sa main pour éviter qu’elle roule. Mon repos était si vrai et pur, et chevaleresque, en un sens, que j’ai bavé pour lui comme un enfant. Quand je me suis réveillée, j’ai observé de près la peau blanche, le fin duvet blond qui la recouvre, et la trace humide sur son short, un mince filet transparent dessiné par mes lèvres engourdies, décoré de bulles minuscules, collant et héroïque comme la salive des escargots qui partent à l’aventure.

Je me suis assise, toute engourdie, pour regarder défiler le paysage, ivre de l’odeur de Guillaume, les petits poils blonds de ses cuisses encore au bout des doigts. Il a glissé dans mon dos la vache en plastique qui traîne depuis notre enfance sur la plage arrière de la voiture. Quel idiot, parfois ! Je n’arrive pas à savoir si c’est pour dire que nous nous appartiendrons toujours, ou s’il en plutôt en resté au stade des jouets qui couinent. Jusqu’à quand ? Jusqu’à ce qu’il me trompe avec une fille de la campagne, bien sûr, peut-être bien avec un garçon d’écurie. Alors j’ai pris sa main pendant qu’il était encore temps, je l’ai embrassée et il a serré la mienne pour m’assurer que non, pas encore, pas cet été.

DANS LA VOITURE (III)

Si je n’avais pas été là, si je n’avais pas insisté, nous partions sans eux, et Dieu sait ce qui peut se passer dans un train quand on est jeune. Ma mère ne m’aurait jamais laissé prendre le train seule, pas même avec un cousin. Peut-être avec un domestique, mais c’est une autre affaire. Les domestiques, en Russie, étaient disciplinés. Ils nous servaient. Ils se seraient battus pour nous défendre. Il auraient donné leur vie. Mais ici…

Et puis, je suis ravie que Guillaume et Cécile aient fait le trajet avec nous. Ils vont se grignoter tout cru, je le sens. C’est l’été, Cécile est ravissante, Guillaume faussement niais, les nuits sont longues. Quoi de mieux que de retourner se cacher dans son lit au petit matin, un lit tout frais, encore bordé, avec des draps propres et un oreiller qui n’a pas servi au confort des genoux (rapport aux tapis râpeux). Car j’ai cette idée que, la première fois, Cécile et Guillaume feront l’amour sur un tapis quelque part dans la maison. Comme moi avec Reginald, qui est décidément de plus en plus fou. Tant mieux.

Je retrouve ma chambre vers cinq heures, juste avant le lever du soleil, et je m’endors comme une jeune fille jusqu’à dix. Je descends vers la demi. Reginald est en train d’astiquer le capot, Cécile est nue ou presque au bord de la piscine, Guillaume feuillette à côté d’elle la Critique de la raison pure. Je prends mes abricots, mes filets d’anchois, mes deux pamplemousses sur la terrasse. Après quoi je vérifie que tout est en ordre  : la voiture, les fesses de mademoiselle, la lecture.

Quel bonheur, et puis Reginald n’a plus vraiment envie de moi. Enfin… Il n’a jamais été très doué pour la chose. Je n’ai jamais osé lui dire. Je l’aurais vexé, et pour rien au monde ne ferais-je du mal à Reginald. Après tout, nous nous mettons quand même à poil sur le tapis de l’entrée un jour sur deux. C’est notre petit rituel nocturne. Je ne saurais faire du mal à un homme qui a un jour tenu tête à mon mari.

Vladimir Vladimirovich l’avait giflé devant moi. Il lui avait demandé de baisser son pantalon pour le fouetter avec sa canne parce que Reginald avait oublié d’aspirer l’intérieur de la voiture, et Reginald n’a pas bougé d’un pouce. Vladimir Vladimirovich s’est emporté. Reginal regardait droit devant lui. Vladimir est devenu écarlate. Il s’est mis à crier des mots horribles. Ces mots anglais qu’il avait un mal considérable à prononcer se sont coinçés dans sa gorge. J’ai pris peur en le voyant s’essoufler.

Alors… alors, Reginald a défait son col cassé et ouvert sa chemise pour le faire respirer. Il est allé chercher le bouton qui tient sa veste croisée en lin mauve fermée de l’intérieur, glissé ses doigts contre son ventre gonflé comme ferait un docteur pour masser son corps lourd et gras. Vladimir Vladimirovich tenait toujours la badine fermement dans sa main et Reginald l’a assis dans son fauteuil pour lui éponger le front.May I be of further assistance to you, Sir ?Exactement comme ça.

De quel amour, aimé-je Reginald ? Comme cette question est difficile ! J’ai trouvé la réponse en regardant Cécile observer le sommeil de Guillaume au bord de la piscine. Je l’ai aimé d’un amour qui a su passer l’épreuve du temps, qui s’étire sans fin comme une pâte de guimauve docile et coriace. C’était au tour de Cécile de manger Guillaume des yeux, comme Guillaume a fait dans la voiture quand elle s’est endormie. Comme j’avais fait avec Reginald pour ne pas avoir à regarder Vladimir perdre sa contenance. Ça leur passera, bien sûr, cet émerveillement onctueux et satisfait, mais seulement vu de l’extérieur. Quand on regarde quelqu’un comme ça s’endormir sur Kant, quand quelqu’un vous rend meilleure avec discrétion, on sent bien à l’intérieur que c’est pour la vie.

DANS LA VOITURE (IV)

Monsieur Haycraft m’avait prévenu.« Vous verrez, c’est une bonne maison », avait-il dit. « Et puis… après tout, c’est vousqu’ils veulent », avait-il conclu en se levant.

I only have time for results, ai-je pensé à ce moment précis. Je me suis levé à mon tour et je suis sorti du bureau du directeur de l’agence de recrutement pour aller directement chez la grand-mère de Guillaume. C’était une femme discrète et charmante, mariée à un drôle d’homme. Un impulsif. Je regarde Guillaume parler avec Cécile dans le rétroviseur et je vois dans sa bouche quelque chose de leur fils, quelque chose du père de Guillaume : une sorte de retenue agressive, un mépris pour le peuple. Alors que Douchka, la veuve de Vladimir, a toujours eu l’esprit démocratique. Elle aime le vent, la fraîcheur, les enquiquineurs de toutes sortes.

« Douchka est une bolchevique », disait volontiers son mari. Son fils le répétait après lui. Pourquoi pas. Ce n’est pas à moi d’en juger.

Les deux, père et fils, sont morts le même jour dans un accident de voiture avec les parents de Cécile. Quatre d’un coup. Sur la route que nous prenons aujourd’hui, dans le virage, deux-cents mètres avant la maison. Cécile avait cinq ans. Quand je la vois s’endormir comme ça contre Guillaume, je me dis qu’ils ont pris une habitude. Cécile avait peur du noir. Elle n’aurait dormi pour rien au monde dans la chambre que Douchka lui a réservée à la mort de sa nièce et de son mari. Cécile faisait ses devoirs dans cette pièce — pas de problème, au contraire — et sa prière du soir à genoux sur le tapis de la chambre de Guillaume, collé à lui, devant une icône de Saint Nicolas de Myre. Après quoi, dodo avec le cousin. Dans le même lit.

Je suis entré une fois dans cette chambre réservée aux obligations scolaires. Cécile, Guillaume et Douchka étaient partis en promenade. C’est drôle, elle sentait la verveine, comme ma chambre d’enfant avec son papier peint décoré de citrons jaune pâle. La verveine sent le citron, c’est bien connu. Maman voulait que le papier peint lui soit coordonné. Coordonné à une odeur, oui oui… Quelle idée… Bref. Je me suis assis au bureau, j’ai ouvert le tiroir comme si j’avais cherché une gomme ou une règle. Derrière le fouillis des crayons et des papiers, il y avait un carnet.

J’ai lu le journal de Cécile, tout le journal. Quand Douchka part marcher, ça dure toujours un bon brin de temps, même s’il pleut. Rien de bien remarquable là-dedans : des prières pour son papa décédé, des notes du genre « Reginald conduit beaucoup trop vite », une démonstration ratée du théorème de Pythagore et une digression incompréhensible sur la Guerre des Deux Roses.

Et aussi, une boucle blonde attachée à la page par un petit morceau de scotch, avec cette note en-dessous : « coupée par Cécile avec des ciseaux à bout rond cette nuit à trois heures vingt ». C’est qu’elle aurait peur de le blesser, le petit prétentieux, des fois qu’il bougerait la tête au mauvais moment, des fois qu’elle crèverait ses beaux yeux bleus sans faire exprès. D’où l’idée des bouts ronds.

Je me dis parfois que je devrais conduire plus vite encore et nous foutre dans le ravin avec les autres une bonne fois pour toutes. Il est beau, ce virage. Avant de voir la maison, on a une vue imprenable sur la Hogsmill, tranquille et boueuse. Je pourrais viser le peuplier, ou alors aller droit dans la rivière avec les fenêtres ouvertes à moitié et les portes bien verrouillées. On coulerait tous ensemble, Douchka, Cécile, le cousin et moi. Peut-être l’année prochaine… peut-être bien, après tout.

© Fabrice Pataut, 2020 pour le texte

© Centre d’Art Contemporain de Montbeliard 1990 pour le diorama de
Gilles Ghez « La dernière chasse » (53x120x36), 1984, Collection André
Citro ën

1 Comment

  • Phban dit :

    Remarquable texte, avec ses différents plans tournant autour d’une insaisissable réalité qui n’est peut-être rien d’autre qu’un rêve mis en commun.

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