Le Passe Muraille

Par les allées du Temps

 

Thèmes communs et variations dans trois livres récents de Jacques Chessex,

par Jean-Dominique Humbert

L’année aura été particulièrement heureuse pour Jacques Chessex. En janvier paraissait un récit, Le Rêve de Voltaire. En mai, un ensemble de poèmes, Le temps sans temps. Et tout récemment ce sont d’un coup trois livres qui venaient. Trois livres de superbe allure, ils ont pour couverture des aquarelles de Pierre Tal Coat et une peinture de Zoran Music.

A l’abord, ces trois livres (d’égale longueur, ils tiennent en cent pages) sont bien distincts. Trois volumes indépendants (deux sont des rééditions mais revues, retravaillées et pour l’une, augmentée d’un inédit), des livres qui ont chacun leur espace autonome. Mais seulement à les voir, posés tous trois devant vous, voici que déjà ils animent des connivences. Voyez plutôt. Placez de suite Reste avec nous, Feux d’Orée et Dans la buée de ses yeux: dans le passage des couleurs et dans les formes qui paraissent, dans leur manière voilée (ces images émergent, lentes), c’est là en somme une manière de paysage qui est donné à voir. Ainsi en un premier temps et par ces couvertures, la lecture entre dans une allée d’images: elle disent une tonalité et une mesure.

Cet initial abord de ces trois volumes, par les images qu’ils présentent, rejoint aussi l’effective attention de Jacques Chessex à la peinture et plus généralement à l’image. Nul doute que les tableaux qui figurent sur ces trois livres procèdent d’un choix: que cette tonalité et cette mesure sont, pour l’écrivain, partie prenante du sens de l’œuvre.

Mais poursuivons. Avec les images, concurremment ou presque (la lecture les superpose) viennent les titres. Puis les genres qui désignent chacun de ses volumes. Des «récits» pour l’un, des «morceaux» pour l’autre, une «chronique» enfin. Trois manières de définir les textes: de poser la voix, de situer son rythme et d’engager la lecture.

Si l’écriture prend en charge de manière différente les réalités qu’elle nomme et qu’elle représente, il n’empêche que s’affirme dans ces trois volumes publiés ensemble une relation qui fondamentalement les rassemble. Malgré leur cadence et leur mouvement divers, ces trois textes ont tous trois en commun un narrateur qui s’exprime à la première personne. Ce qui ne signifie pas cependant qu’il s’agisse d’un «je» identique. Mais que l’angle de plume est pareil.
Ce que nous dit notamment la voix narrative dans ces trois livres ? La confrontation de l’être avec temps. Si l’on accepte de la voir dans le possible ensemble de ces trois livres, on pourra la lire et l’entendre dans son ex-pression musicale. A savoir dans des variétés de timbres et de tons, où les thèmes reviennent et résonnent, où ils jouent entre eux et forment des réseaux.

Ainsi par exemple, dans cette confrontation de l’être au temps: la mort. C’est la mort qui ouvre Reste avec nous, elle figure, reprise en maints endroits dans des formes multiples, jusqu’au dernier texte. Dans les Feux d’Orée, dans la jubilatoire allée de ses textes nourris d’étonnements et d’émerveillements, la mort aussi passe. Elle peut être nommée mais c’est alors parfois dans l’humour ou ailleurs dans un vibrant rapport à la vie, à l’élan d’exister, d’être là plus intensément présent au monde. «Ah ! j’aime cette minute, ce voyage, cet enfouissement au cimetière des communes perdues. Quand les étourneaux s’abattent en bandes sur les cerisiers déjà pillés, et les grappes des corneilles bleuissantes s’injurient au faîte des ormes flétris par l’air chaud avant l’orage.»

Et Dans La buée de ses yeux ? La mort s’y inscrit différemment encore. Certes la mort y est aussi directement nommée. Mais dans cette intense et belle allée où l’être s’avance, où il dit ce regard, ces yeux dans «leur gris d’étoile», la mort est exprimée en mé-taphore lente et continue. Dans une méditation sur l’autre et le divin. Dans une reconnaissance de la perte et de la distance où cette chronique s’élève comme elle va de mémoire vers ce «silence lumineux».

Dans Les Saintes Ecritures, il y a plus de vingt ans, Jacques Chessex écrivait des poètes qu’il aime et qu’il rassemblait dans son étude critique: «Ces poètes sont des métaphysiciens. L’interrogation sur leur destinée; la fascination éblouie de l’absolu et le déchiffrement de ses signes; la réflexion ininterrompue sur les fins de leur art, sur sa relation avec quelque principe supérieur: ces traits communs proposent leurs œuvres comme autant de métaphysiques naturelles.» C’est aussi ce qu’on peut entendre dans les signes liés de ces trois derniers livres. Comme l’écriture s’avance et qu’elle emmène l’être vers la clarté d’un «silence lumineux».

J.-D. H.

(Le Passe-Muraille, No 24, Décembre 1995)

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *