Le Passe Muraille

Voyages réels et imaginaires

Dialogues de Jorge Luis Borges,

par Rose-Marie Pagnard

Par bonheur pour nous, ses lecteurs, Jorge Luis Borges vécut à l’ère du livre prolifique et inévitable, de sorte que son destin ne risqua pas d’être celui d’un maître exclusivement oral, comme le fut celui de Pythagore. Son art est fixé dans l’écrit, qui reste, pour un temps du moins, plus sûr que la mémoire des mortels disciples ! Il est cependant établi que J. L. Borges possédait aussi le don de la parole orale. Ses conférences, à travers le monde, ont largement contribué à sa renommée, des conférences, nous dit-il, si possible suivies ou plutôt complétées, par la discussion: c’est là que Borges aimait, de compagnie, parcourir le monde des idées et des livres – ce qui revient au même –, donner libre cours aux investigations, aux conjectures les plus curieuses, à la réflexion et aux rêves.

Beaucoup de ces conférences figurent aujourd’hui dans des livres. Quant aux témoignages imprimés de ce que pouvait être la discussion avec J. L. Borges, ils sont forcément plus rares. C’est pourquoi il faut souligner l’ importance de la publication des entretiens que l’écrivain eut avec Osvaldo Ferrari, poète et journaliste argentin, de 1984 à 1986, sur les ondes de Radio Buenos Aires. Après Ultimes dialogues et Nouveaux dialogues, parus successivement en 1988 et 1990 dans une traduction de Claude Couffon, le troisième et dernier volume vient de sortir de presse sous le titre Borges en dialogue, dans la traduction de René Pons.

Les thèmes qu’abordent les deux complices sur un ton d’amicale spontanéité correspondent aux points d’ une circonférence : celle-ci étant bien entendu le monde selon Borges, monde dont les repères éclatants ne cessent de réapparaître – ici comme dans ses livres – fidèles, obsédants, en même temps que toujours affinés et recréés.

Quels sont-ils ? L’identité sud-américaine examinée par le biais de créateurs, parfois amis, aussi différents l’un de l’autre que Macedonio Fernandez, Alfonso Reyes, Adolfo Bioy Casares, ou Silvana Ocampo (dont il n’ aime pas la cruauté de certains contes); le sentiment de l’exil face à l’Europe culturelle; les voyages d’ un vieil homme aveugle (s’ il ne les voit pas, il «sent» les pays qu’il visite); la naissance d’ un texte (confidence remarquablement courte là où tant d’ écrivains auraient succombé à la tentation de l’étalage et de la mystification !); le Sud, le temps, la poésie et la prose («je ne suis pas un penseur, je suis un pur conteur, un pur poète»); mais encore les thèmes de la beauté et de l’art («Bien des fois on m’a dit que l’art dépend de la politique ou de l’histoire. Non, je crois que c’est tout à fait faux» dit J. L. Borges avant de réfléchir sur la beauté, en tant que révélation au-delà des sens, en termes d’une lumineuse simplicité).

Deux choses m’ ont particulièrement frappée dans ces dialogues: la vitalité de l’ écrivain et la mélancolie de l’homme. D’une part, à quatre-vingt quatre ans, J. L. Borges dit travailler à un livre de contes, à un livre de poèmes, à des collages de photos et de textes, à une anthologie de sonnets ! Mais, encore plus profondément significative de son énergie créatrice, et surgissant à tout moment dans sa conversation, il y a ce que j’appelle «la démangeaison littéraire». Ecoutez-le évoquer, par exemple, Quiroga «barbu et comme fait de bois»; ou Kipling; ou le prêtre païen de l’ Islande qu’ il rencontra et qui l’émut aux larmes; ou encore Dante, dont le génie le fait, lui Borges, rêver à ce que le poète aurait pu encore écrire après La Divine Comédie. Ne s’agit-il pas, à chaque fois, de l’amorce d’ un conte, d’une nouvelle, que l’imagination de Borges brûle de pour- suivre ? Puis cette mélancolie que je sens dans l’affirmation même de sa sérénité et de sa gratitude. Il s’y mêle beaucoup de résignation, de solitude et de douloureuses interrogations: «Je ne crois plus (…) à l’immortalité de l’âme (…) j’espère être anéanti (…) mais si je ne le suis pas (…) je me lancerai dans une autre aventure sans doute aussi importante que celle de cette vie», ou encore «Si je reste à Buenos Aires je me sens pauvre, je dois sans arrêt dicter, fabuler». Les rêves de J. L. Borges les vrais, furent, paraît-il, souvent des cauchemars. Un aveu discret, qui n’ est pas moins éclairant ni moins émouvant que toutes les pensées qui nourrissent ces dialogues.

R.-M. P.

Jorge Luis Borges et Osvaldo Ferrari, Borges en dialogue, entretiens, Editions Zoé/Editions de L’Aube, 1992.

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