Violoniste des mots
À propos de La Corde de mi, roman d’Anne-Lise Grobéty,
par Bruno Pellegrino
Ce qui frappe dès les premières pages de La Corde de mi, le dernier roman d’Anne-Lise Grobéty, et qui ne se relâche jamais, c’est cette incroyable maîtrise de la langue et de sa musique, doublée de l’impression tenace de lire en couleurs — impression du reste difficile à décrire, donnée par ces mots auxquels la romancière restitue tout leur sens, ces mots qu’elle épluche et dont elle presse la pulpe, leur offrant une résonance et un impact nouveaux. Si cela est valable pour la plupart des textes de Grobéty, c’est encore plus évident ici, où tout est à déguster.
Mais cette écriture qui s’impose comme ce qui semble une évidence est en réalité le fruit d’un travail de longue haleine. L’histoire du petit Mongarçon, orphelin de père, qui deviendra luthier, traînait dans la tête de l’écrivaine depuis neuf ans — une de ces histoires « qui n’en finissent pas de vouloir qu’on les commence ». Impossible de rédiger plus de quarante pages sans s’essouffler. Jusqu’à ce que survienne le personnage de Luce. Et là, c’est le déclic.
Luce, fille du luthier et narratrice de ce récit, est une femme d’une trentaine d’années qui n’a pas revu son père depuis douze ans. Mais lorsque celui-ci, vieux et malade, se retrouve à l’hôpital, elle tente de renouer le lien. Ou plutôt de nouer tout court, puisque cet homme, qu’elle manque de confondre avec le malade du lit d’à côté, n’a jamais prêté attention à elle, ne s’est même jamais défait de son attitude de rejet. C’est d’ailleurs cette cruelle indifférence qui est à la base du texte : Luce raconte, en s’adressant à son père, son enfance et son adolescence passées à tenter d’exister pour lui, elle raconte ses efforts, sa lutte pour qu’il la remarque et l’accepte. En parallèle, elle se sert des bribes de souvenirs qu’elle a pu recueillir pour inventer (tout en recherchant une certaine véracité) la vie de son père. Son objectif: mener ce récit jusqu’au moment de sa naissance à elle, jusqu’au jour où le petit Mongarçon, devenu avec l’âge adulte Marc-Gaston, est bombardé papa. Refaire son entrée, en somme, en espérant récolter cette fois un peu plus d’applaudissements — et surtout ne plus voir la salle se vider.
Mais Anne-Lise Grobéty, et elle a raison, prend tout son temps pour arriver jusque-là. Elle s’applique avant cela à décrire certaines scènes de l’enfance de Mongarçon : sa naissance par exemple, qui ressemble fort à une résurrection, mort-né à la sortie du ventre et tout de suite réanimé par le soupir d’un Bon-Vieux qui passe par là (ce qui fait dire à la sage-femme impatiente qui le tire au monde qu’il sera «fait du bois dont on fait les flûtes ») ; ou la vie avec son frère, sourd-muet, qui finira par être placé en institution par une mère qui fait ce qu’elle peut pour se débrouiller sans mari, une mère, très touchante dans ce qu’elle a d’insupportable, qui annonce à Mongarçon qu’il devra, désormais, « chanter pour deux». Lourde tâche que l’enfant se met en tête d’accomplir, en commençant par le début, à savoir trouver la réponse à cette question: que veut dire chanter ? Puis vient la découverte de la musique, du violon, et l’apprentissage chez les frères Pelet, deux vieux luthiers qui décident d’enseigner ce qu’ils savent à ce garçon prometteur.
Le contraste est grand entre ce gamin qui découvre le monde, se bat pour oser suivre sa vocation malgré les fortes réticences de sa mère, apprivoise avec passion l’instrument qu’il a choisi, et le père qu’il devient, raconté par Luce, un vrai monstre d’égoïsme et d’indifférence. Mais ce roman ne se contente pas des apparences. Grobéty décortique ses personnages, décline à travers eux le thème de la filiation et de l’absence et joue avec les perspectives et les cadrages, les « couches de temps », dans un texte très vivant, toujours en mouvement, un texte en traque permanente de quelque chose — mais quoi? Pour répondre à cette question, Luce lutte. à plusieurs reprises au long du récit (et c’est d’ailleurs la scène « à l’eau de pluie » sur laquelle s’ouvre le roman), elle s’embourbe dans un chemin où elle s’est égarée en voulant retrouver la maison des frères Pelet, la maison où elle est née, et où son père, de son lit d’hôpital, lui a demandé de retourner pour y chercher un étui de violon bleu. Un enlisement dans la boue qui traduit celui de ses pensées, qu’elle désembourbe patiemment et progressivement pour tenter d’y voir clair.
On ne lâche plus ce récit envoûtant qui raconte son histoire avec un don d’expression exceptionnel, et dont on voudrait citer toutes les phrases. Par exemple celle-ci: « Peut-être qu’on finira quand même par forcer le coeur des hommes avec la musique. En tout cas, ça vaut la peine d’essayer encore. Ou avec les mots, pourquoi pas, je ne suis pas borné à ce point! Pourvu que le cœur s’entrouvre pour couver enfin un peu d’humanité.» Anne-Lise Grobéty donne ici son meilleur livre — et lorsque l’on sait la qualité des précédents, on réalise ce que cela signifie. Plus que romancière, elle se fait musicienne, virtuose en violoniste des mots, chef d’orchestre à l’oreille plus fine et au sens romanesque plus développé que jamais.