Verlaine caché parmi l’herbe
Musiques, misères et mystique d’un poète chrétien des plus purs,
par Gérard Joulié
Il y a un siècle mourait celui qui, avec Mallarmé, fut l’un des plus grands et des meilleurs poètes de son temps. Où est Verlaine ? demandait Mallarmé, et il répondait: «Il est caché parmi l’herbe.» Qui est Verlaine ? Tout le contraire de Mallarmé. En effet, son œuvre ne visa pas, comme celle de son exact contemporain, à définir et évoquer un autre monde, plus pur et plus incorruptible que le nôtre, et comme se suffisant à lui-même, mais elle admit dans la poésie toute la variété de l’âme. De l’âme telle quelle, mais aussi de cette âme naturellement chrétienne, car peut-être naturellement féminine, comme l’écrivait Tertullien. Âme innocente et coupable, lumineuse et boueuse, mais toujours enfantine et amoureuse. Âme pleine d’inégalités, pleine d’infirmités, pleine de péchés, qui la font infiniment proche du lecteur.
Qui est Verlaine ? Mais une âme. L’âme du pécheur, touché par la grâce. Et sa poésie, la confession de cette Âme. Poésie d’aveu et de repentir, la plus tendre, la plus amoureuse, la plus chrétienne et la plus catholique, car la plus obéissante qui soit. Le christianisme de Verlaine est celui d’un enfant qui demande à être consolé, d’un pécheur qui demande à être pardonné, d’un aveugle qui demande à être éclairé, d’un malade qui demande à être guéri. Ame perdue qui cherche dans la nuit du péché son Sauveur, qui chute et rechute, et qui rechutera éternellement, car sans défense contre l’esprit du Mal, mais qui éternellement se souviendra qu’elle a été rachetée, et qui, de ses péchés et de ses repentirs, fera de la poésie, c’est-à-dire un discours chargé de plus de merveilles et mêlé de plus de musique que le langage ordinaire de la prose ne peut porter.
L’âme du chrétien, tout comme la poésie, est environnée d’embûches, sans lesquelles ni l’une ni l’autre n’existeraient. Ces embûches se font immenses quand l’art vient de connaître une ère éblouissante de triomphes, qui semble avoir épuisé toutes les chance et d’avance appauvri toute génération qui suit immédiatement une génération trop favorisée. Par ailleurs, Verlaine, né dans une époque de décadence, survivant aux plus affreux désastres qui puissent frapper la tête et le cœur d’un peuple, a résisté au double défi posé par la foi et par la poésie.
Unique en effet à travers les siècles, il a retrouvé ces accents d’humilité et de candeur, ces prières dolentes et transies, ces allégresses de petit enfant, oubliées depuis ce retour à l’orgueil du paganisme que fut la Renaissance. Bref la foi la plus naïve, la plus soumise. Nous sommes à cent lieues du christianisme littéraire, de la vague religiosité romantique. Verlaine a avec Dieu des dialogues comparables à ceux du saint docteur dans l’Imitation. Il échange avec le Christ des sonnets ardents et pieux. Dieu lui dit: «Mon fils, il faut m’aimer», et le poète répond: «Moi, vous aimer ! Je tremble et n’ose. Je suis indigne.» Et Dieu reprend: «Il faut m’aimer.»
A-t-on rencontré, fût-ce chez sainte Catherine de Sienne ou chez sainte Thérèse, plus belle effusion mystique ? A mon avis, c’est peut-être la première fois que la poésie française, Villon à part, a véritablement exprimé l’amour de Dieu.
On comprend dès lors que, pour une âme purement sensitive et aimante, comme celle de Verlaine, le catholicisme ait été un jour la seule réponse possible, le refuge unique, après des misères et des aventures où déjà sa raison avait pris l’habitude d’abdiquer. Car, au fond, sentir, n’est-ce pas infiniment plus, et infiniment plus doux, qu’argumenter, et vouloir et savoir ?
Je n’ai pas à raconter ici la vie de Verlaine. Il l’a décrite en partie lui-même. Il suffit de noter que dans l’une des crises les plus effroyables de son existence, il se convertit. Cette conversion, qui a eu lieu pendant sa détention à la prison de Mons, et qu’il a relatée dans un volume intitulé Mes Prisons, renversa de fond en comble sa vie, et c’est alors qu’il écrivit Sagesse. Faut-il donc avoir péché pour écrire ? Peut-être.
Et cette ingénuité, cette contrition si touchante, il les a traduites dans une langue étrangement évocatrice, et dans un vers si liquide et si suave, si délicatement musical qu’on croit entendre comme chuchoté à mi-voix l’aveu de certaines délicieuses confidences faites au crépuscule.
Son regard est pareil à celui des statues
Et pour sa voix lointaine et calme et grave, elle a
L’inflexion des voix chères qui se sont tues.
Et ceci encore, toujours présent dans nos mémoires:
C’est vers le Moyen Age énorme et délicat
Qu’il faudrait que mon âme en panne naviguât
Loin de nos jours d’esprit charnel et de chair triste.
Où est Verlaine ? Il est avec Barbey, Villiers, Bloy et Huysmans, quelque part dans nos cœurs et dans nos esprits, ainsi qu’ailleurs.
G. J.
Tombeau de Verlaine, Le Promeneur, coll. Le Calicot des Lettrés.
Guy Goffette, Verlaine d’Ardoise et de Pluie, Gallimard, coll. L’un et l’Autre.
(Le Passe-Muraille, No 25, Juillet 1996)