Le Passe Muraille

Une petite clef d’or dans la neige

À propos de Sarinagara, de Philippe Forest

par Corinne Desarzens

Sarinagara, en japonais, veut dire cependant. Tout un art de vivre en un seul mot. L’art de survivre, malgré les désastres. De continuer quand même. De ne pas se laisser décourager, jamais. L’art de repartir, enseigné par un Français au nom de héros de bandes dessinées américain. Cependant est un très beau mot avec un petit ressort dedans.

Trois portraits de Japonais, un maître du haïku, un romancier et un photographe, gravitent dans l’orbite de trois villes, Kyôto, Tôkyô et Kôbe, où, dans chacune, Philippe Forest espère retrouver le fil de son rêve, la lueur jaune des rues inconnues qu’il a déjà vues, où il se perd, et sa douleur avec. Sa petite fille Pauline est morte à l’âge de quatre ans, d’un cancer des os, très rare chez les enfants.

En quête de signes et de consolation, il part pour le Japon avec sa femme, Alice. Diplômé de Sciences-Po, ce spécialiste de Sollers veut des fantômes dans son troisième livre, un essai qui ne sera pas qu’un essai. L’idée est dans sa tête, musicale, avec des échos, mais pas encore la forme définitive.

De Kobayashi Issa (1763-1827), le poète, je ne connaissais qu’un haïku par coeur, utilisé des dizaines de fois pour des cartes de voeux : Dans ce monde, nous marchons sur le toit de l’enfer et nous regardons les fleurs. Il me semblait que chaque jour exigeait cela de nous. De circuler entre l’enfer et les fleurs, de les accepter ensemble, simultanément, dans la rue, à la radio, dans sa propre vie, sans s’effondrer. Au Japon, Frédéric Forest apprend le grand amour que Kobayashi Issa portait à sa fille, morte prématurément elle aussi, comme l’enfant de sa seconde épouse et le suivant qu’Issa ne connaîtra pas, car il disparaît, lui, avant sa naissance. Il apprend la signification du mot sabi: navré, déclinant, ancien, que goûtent les Japonais, allongés sous un cerisier répandant ses pétales, le doigt sur la patine d’un meuble, la fissure d’un miroir, une tache avec une histoire, ce goût si étranger aux admirateurs de monuments éternels et de statues dressées. Il apprend que sarinagara sont les dernières syllabes du plus célèbre des poèmes d’Issa: Un monde de rosée, c’est un monde de rosée et pourtant, pourtant.

Natsume Sôseki (1867-1916), le romancier, se situe entre Pessoa et Joyce. Pessoa pour la solitude choisie, Joyce pour le costume en tweed et l’exil. Je ne désirais ni enseigner, ni ne pas enseigner, avoue ce polyglotte de retour de quatre ans à Londres qui se voit offrir un poste prestigieux avant de se mettre délibérément à l’écart. Il limite ses commentaires : Hell is a city much like London. L’inversion est intéressante

Avec un rouleau de cent photos dans son appareil, le photographe Yosuke Yamahata (1917-1966) foule les décombres de Hiroshima avant que le soleil se lève. Que relie les trois Japonais et que fascine tant l’auteur ? La perte. Et plus encore dire la perte, sans oublier de regarder le ciel, de percevoir la matière et son grain, la fluidité, le mouillé, le luisant de l’oeil, le brûlé, le contaminé, l’irrémédiable, la photo qui sort du bain, hors du révélateur, avec des reflets dessus. Il dit le poids gluant dans les paumes. La fragilité du moment. Les fantômes. Un par un. La vérité de l’image, observe Forest, est qu’elle nous donne la chose mais qu’elle nous la donne comme perdue.

En japonais, le chiffre quatre et le mot la mort se prononcent pareil : shi. Mais les Japonais préfèrent contourner l’ombre et dire yon pour quatre. Le quatrième personnage de ce récit est Philippe Forest. Il prend le temps de dire, dans un style très peu français : quelque chose de sec qui rappelle la saccade, dans le noir, de l’aiguille des minutes qui avance, et la pulsation d’un petit coeur tout chaud. Oui, la netteté et l’émotion à la fois. La magie des correspondances opère et décape. Pas un mot de trop. Issa pisse dans la neige. Le petit frère dans les bras de l’aîné est déjà mort. La terre tremble à Kôbe, le 17 janvier 1995, à 5 heures 46, le jour où Forest apprend le diagnostic médical de sa fille. Les destins se ressemblent. La douleur des étrangers que séparent les siècles désole et rassure. L’urine dessine des caractères japonais dans la neige. Le petit coeur tout chaud terrasse les fantômes. Désormais, le quatrième personnage connaît les cinq syllabes qui répondent à l’énigme, si souvent posée depuis son arrivée au Japon: sarinagara. Retenez-les toutes. Ramassez-les. C’est un mot de passe. C’est une petite clef d’or dans la neige.

C. D.

Philippe  Forest. Sarinagara, Gallimard, 2004.

 

(Le Passe-Muraille, No 63, Janvier 2005)

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