Le Passe Muraille

Le pacte amical des frères ennemis

L’hommage de Claude Frochaux écrivain et bras droit de Dimitri,

après la mort tragique du fondateur de L’Âge d’Homme

La première fois que j’ai entendu parler de Dimitri, c’était dans le courant de l’été 195G. J’étais en apprentissage de librairie, et lui et moi avions un ami commun, apprenti chez Delachaux à Neuchâtel. Il me disait — cet ami — qu’il faudrait absolument que je fasse la connaissance d’un certain Dimitri, réfugié en Suisse, et qui passait le meilleur de son temps dans les librairies, à parler littérature avec tous ceux qu’il rencontrait.

En février 1962, je faisais un dernier remplacement chez Payot à Lausanne et j’avais appris que le certain Dimitri, oublié entre-temps, faisait lui ses premiers pas dans les étages. Je me suis souvenu » qu’il fallait absolument que je le rencontre ». Je me suis décidé, nonchalemment, le 28 à lui téléphoner et nous nous sommes retrouvé à 19 heures devant la librairie. Ce fut, pour moi, une rencontre capitale, puisqu’elle allait transformer la plus grande partie de ma vie professionnelle. Nous sommes restés ensemble toute la nuit, finissant dans l’appartement d’un autre amiNous avons parlé et, avec Dimitri, forcément de littérature. Uniquement de littérature. Je n’avais jamais rencontré et je n’ai toujours pas rencontré quelqu’un d’aussi passionné par la littérature que lui. Il était presque scandalisé des incroyables lacunes de l’édition francophone. Et de notre ignorance, dont je prenais conscience, au fur et à mesure qu’il parlait. Même en Suisse romande, concernant la littérature du pays.

 

Personne ne connaît Amiel — disait-il — et on ne parle de Cingria que comme un personnage pittoresque et marginal. Alors qu’à ses yeux, il était un fabuleux écrivain, aux ressources imaginaires et érudites sans pareil. Sur la nappe de papier du Buffet de seconde classe, nous avons commencé à établir une liste des écrivains qu’il faudrait absolu-ment faire émerger, pour que l’édition francophone, dans son ensemble, comble ses manques et rétablisse un équilibre dans la hiérarchie des vraies valeurs littéraires, mise à mal par une fixation, de mode ou de volonté délibérée d’écarter ou d’ignorer ce qui ne convenait pas dans l’air du temps. Quelques mois plus tard, je partais à Paris, libraire à Saint-Germain-des-Prés, à l’enseigne du Palimugre, la librairie de Jean-Jacques Pauvert, où l’on s’efforçait de faire connaître certaines marges d’une littérature non conventionnelle. Par beau-coup d’aspects, le discours de Pauvert n’était pas sans me rappeler celui de Dimitri. Sauf que ce n’était pas une « ouverture sur le monde », mais très, trop centralement française et parisienne. Et j’en étais conscient.

A mon retour à Lausanne, le 1 er avril 1965, ma première idée fut de retrouver Dimitri. J’étais très curieux de savoir ce qu’il était devenu. Je m’apprêtais à racheter la petite librairie des Escaliers-du-Marché, véritable repaire de gauchistes, qui attendait 68 pour le grand défoulement général, politique et social. La littérature n’était pas la première préocccupation de mes nouveaux clients, idéologisés et politisés jusqu’à la racine des dents. Le 2 avril, toujours devant chez Payot, je retrouvais Dimitri. Ce n’était plus le même : il était devenu une véritable star dans la librairie. Véritable gourou des jeunes et des moins jeunes, on venait le consulter comme un devin, pour savoir ce qu’on allait lire le week-end. Notre rencontre fut très chaleureuse et on décida de se retrouver tous les lundis pour parler et, même, échafauder quelques plans d’avenir. Afin de réaliser notre rêve : devenir éditeurs et publier ce qui nous paraissait essentiel et continuait à faire scandaleuse-ment défaut. A vrai dire, l’idée de fonder une maison d’édition était plutôt son idée à lui qu’à moi. Il voulait m’y associer, sans que le partage des fonctions soit vraiment établi. Autant il savait exactement ce qu’il voulait faire, autant, en contraste, il manquait de confiance en lui. Son problème venait, surtout, de ce qu’il n’était pas suisse. Il ne disposait que de papiers de réfugié, le passeport Nansen de l’époque. Je sentais bien qu’il voulait m’associer à lui pour obtenir cette assise suisse qui lui faisait défaut. Tous les lundis, nous nous retrouvions à midi. Nous mangions à La Cloche, un restaurant à l’entrée du Grand-Pont, et nous continuions à parfaire la liste idéale des publications à venir. Il avait pris contact avec Hermann Hauser de la Baconnière à Boudry qui cherchait un héritier pour sa maison. Hauser lui proposait de racheter des actions, par un certain nombre d’heures de travail que nous effectuerions pour lui. J’avoue que cette idée ne me plaisait pas beaucoup. Je la trouvais bien compliquée : pourquoi ne pas monter nous-mêmes une entreprise ? Le problème financier se posait évidemment dans toute son acuité. Dimitri avait accumulé un certain pécule. Il était incroyablement économe. Il ne dépensait pas un sou qui n’était destiné à concrétiser son rêve d’éditeur. Même au restaurant, il prenait toujours le plat du jour le moins cher et jamais de vin. Pas de vacances. Il faisait des heures supplémentaires pour augmenter ses économies. Ses seuls voyages étaient réservés à Francfort. Il allait chaque année à la Foire du Livre, où il prenait des contacts et épluchait les stands de livres, jusqu’à en connaître les catalogues par coeur. Face à un tel engagement, aussi passionné que résolu, je ne faisais pas le poids. Il était la locomotive et j’étais le wagon de voyageurs. Même pas de marchandises.

Un jour, je lui ai dit que notre histoire ressemblait à celle de Citizen Kane. Il était Orson Welles et j’étais Joseph Cotten. Je savais déjà, dès les premiers jours d’avril, que si un jour je travaillais avec lui, il serait le patron et je marcherais dans son sillage. Ce qui ne me déplaisait pas, finalement. Son côté monomaniaque me pesait. Je n’arrivais pas à ne « penser qu’à ça ». J’étais un cinéphile passionné. J’aimais la peinture, les voyages, l’architecture. J’étais très engagé — mentalement — en politique, après mon épisode anarchiste à Genève. Bref, mettre tous mes oeufs dans le même panier, ce n’était pas ma tasse de thé. J’avais un côté amateur, alors qu’il était déjà, avant même d’avoir mis le pied à l’étrier, un vrai professionnel.

Et puis, il y avait deux autres obstacles. Ma véritable ambition était d’écrire. Publier les autres, oui, mais d’abord écrire. En mai 67 —alors que L’Age d’Homme était lancé sur les fonts baptismaux —, je publiais mon premier roman au Seuil. Il me dira plus tard qu’il avait été déçu que je ne me sois pas adressé à lui. Il y avait aussi nos divergences d’opinions. Il était aussi à droite que j’étais à gauche. On n’arrêtait pas de se disputer à ce sujet. Je me souviens de certains lundis, on se séparait devant chez Payot, verts de rage. On s’invectivait encore, quand il ouvrait la porte d’entrée. Un jour qu’on était allés ensemble à Genève, il avait arrêté la voiture au bord de la route et m’avait littéralement éjecté : « Sors de cette voiture, je ne te supporte plus ». Il était reparti en trombe, alors que j’étais à 10 kilomètres de chez moi.

Il y avait quelque chose de curieux dans notre relation. Tout nous séparait, par certains aspects, et nous ne pouvions pas nous quitter. Nous avions fini par créer je ne sais plus combien de sociétés en nom collectif. Notamment pour lancer un journal : Dialogue et une société de vente par correspondance. A la fin, ce petit jeu de cache-cache devenait exaspérant. Je passais mes journées à L’Age d’Homme, à partir de l’automne 66, parce que ce qui se passait chez Dimitri me paraissait beaucoup plus intéressant que ce qui se passait dans ma librairie. J’avais même engagé une libraire pour me remplacer, lors de mes fugues au Métropole. Finalement, j’ai moi-même trouvé la solution. Nous ne pouvions pas nous quitter — il était vraiment trop génial — et nous ne pouvions pas nous associer : il était trop entier pour partager et trop engagé pour que je tienne la route à son rythme. Il travaillait au bas mot 70 heures par semaine et il avait trouvé les amis et soutiens financiers qui lui manquaient. Le jour où je lui ai dit que j’abdiquais toute velléité d’association, il était ravi. Heureux. Le premier octobre 1968, date inaugurale pour moi s’il en fut, j’entrais officiellement à L’Age d’Homme. Et le surlendemain, on partait à Francfort. Nous avions trouvé nos places, nos fonctions, notre répartition du travail. Notre manière de vivre, de coopérer et d’éditer tout ce qui avait été noté dans la fièvre et la passion, sur les nappes de papier de nos restaurants. L’aventure commençait. Elle devait durer, sous cette forme, 33 ans. Dimitri aura été tout ce que je rêvais d’être et de faire, dans le livre, et que je n’aurais jamais fait sans lui.

Merci Dimitri.

Claude Frochaux

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