Un paradis cerné d’ombres
À propos de La Vie obstinée de Wallace Stegner,
par Anne Turrettini
La publication, dans la collection de poche « Phébus libretto », de La Vie obstinée (paru sous le titre All the Little Live Things en 1967) est l’occasion de saluer un livre particulièrement attachant de l’auteur américain Wallace Stegner (1909-1993), encore largement méconnu du public francophone. Il est pour-tant l’auteur d’une quinzaine de romans (dont Angle d’équilibre (Phébus) qui lui a valu le prix Pulitzer en 1972) et de très nombreux livres d’histoire et de biographies. Enfin, il a beaucoup compté pour toute une génération d’écrivains américains, dont Jim Harrison et Thomas McGuane, qui le reconnaissent comme un de leurs maîtres.
On retrouve dans La Vie obstinée les personnages de Vue cavalière (The spectator bine}, Joe Allston et sa femme Ruth, quelques années plus tôt. Agent littéraire, Joe vient de prendre sa retraite. Il s’est installé avec son épouse dans une maison qu’ils ont fait construire en pleine nature, pas loin de San Fransisco, autant pour fuir la pollution, le bruit et le béton que les hommes, ayant un goût exacerbé pour la tranquillité. Ruth mitonne des petits plats et s’occupe de la maison, Joe bricole et cultive son jardin sur lequel il règne en véritable ange exterminateur, à l’affût de tout animal susceptible de ronger les racines de ses plants de tomates ou de détruire ses fleurs. Les Allston vivent de peu, voient peu de monde et s’en portent bien.
Mais la paix qu’ils semblent avoir gagnée dans ce nouvel Ouest est mise à mal par leurs voisins. Certes, les Weld et les LoPresti ne sont ni franchement sympathiques, ni très accommodants, mais les Allston en ont pris leur parti. En revanche, lorsque Jim Peck, un hippie de 24 ans, prônant la non-violence, la liberté et les expériences psychédéliques, squatte leur propriété, l’agacement de Joe — il est vrai quelque peu réactionnaire et ronchon — monte d’un cran. Ce jeune marginal lui renvoie une image peu amène de lui-même — celle d’un homme qui ne fraie pas avec le monde pour se protéger — et les affrontements qu’il a avec ce jeune Robinson Crusoé lui rappellent une histoire qu’il aimerait oublier, celle de son fils Curtis, à présent décédé.
Pourtant, ce ne sont pas ces querelles de voisinage qui feront chavirer la vie de Joe et de Ruth, mais l’amour, car « c’est l’amour, et non le péché qui nous coûte le paradis » (p. 97). Marion Catlin s’installe avec son mari et sa petite fille dans une maison voisine et les Allston tombent immédiatement sous le charme de cette jeune femme, pâle et frêle, dotée d’une vitalité et d’un courage hors du commun : « Elle voyait des étoiles en plein jour parce qu’elle vivait au fond d’un puits, et elle les contemplait avec passion parce que le couvercle pouvait s’abattre d’un jour à l’autre, l’enfermant à jamais dans les ténèbres» (p. 216).
Les deux familles nouent rapidement une amitié profonde, mais leur relation sera de courte durée puisque Marian, en sursis, succombera quelques mois plus tard à un cancer.
La Nature, dans le monde de Wallace Stegner, foisonne, luxuriante et monstrueuse à la fois. Il n’y a guère une page dans La Vie obstinée sans qu’il soit fait mention, dans une langue superbe, du temps qu’il fait, de plantes vénéneuses, de fleurs, d’un oiseau, d’un arbre ou de l’un de ces affreux thomomys bottae. D’ailleurs, Marian est irrémédiablement liée dans la mémoire de Joe au printemps finissant et à l’été: «Son parfum flotte dans des souvenirs de soleil, de sauge et de poussière, dans la senteur sèche, légèrement tannique, du bois de séquoia surchauffé au soleil, et surtout dans celle du madia. Sa lumière est vive et jaune ou chaude et brune […] », (p. 135).
L’écriture de Stegner, d’une grande élégance, tout comme la vision de la Nature qu’il propose, n’ont rien de superficiel. Dès les premières pages de La Vie obstinée, le lecteur est confronté à la préoccupation principale de l’auteur : la vie et la « part de ténèbres qui s’y tient tapie». Un petit chef-d’oeuvre qui pourrait aussi bien être une leçon de vie.
A. T.
Wallace Stegner, La Vie obstinée. traduit de l’anglais par Eric Chédaille. Phébus libretto, Paris, 2002, 341 pages.
(Le Passe-Muraille, No 53, Juillet 2002)