Traversée de l’incertain
À propos du Petit navire, deuxième roman d’Antonio Tabucchi,
par Mathilde Vischer.
Bien que Toscan d’origine, Antonio Tabucchi est considéré, depuis la révélation qu’a été pour lui la découverte de Fernando Pessoa, le poète qui a nourri tout son univers romanesque, comme un Portugais d’adoption. Il partage en effet son temps entre la Toscane – il enseigne la littérature portugaise à Sienne – et Lisbonne, où il a dirigé l’Institut culturel italien. Ses fonctions de professeur, d’auteur – il a écrit l’un de ses livres, Requiem, en portugais – et de traducteur – il a traduit tout l’œuvre de Pessoa en italien, de même que plusieurs livres de Lobo Antunes – font de lui une figure médiatrice dominante entre les deux cultures. Ce n’est toutefois qu’en 1987 qu’il a été révélé au public français, avec la traduction de Nocturne indien (Prix Médicis étranger), qui l’a placé d’emblée au rang des incontournables de cette fin de siècle.
Tabucchi, qui aime traquer le piège des apparences dans des histoires qu’il dit «pleines de trous», laissant ainsi une grande liberté au lecteur (et aux cinéastes…), sait capter les petits événements de la vie, les instants de rêve ou d’incertitudes, et les transposer dans un univers qui lie l’imaginaire au quotidien.
Les recueils de récits courts (Femmes de Porto Pim et autres histoires (trad. 1987); Petits malentendus sans importance (trad. 1987); Les oiseaux de Fra Angelico (trad. 1989) ont en commun la recherche de ce que cachent les insaisissables moments d’inaccomplissement de la vie, et les nostalgies qu’ils renferment. Dans la note introductive aux Petits malentendus, Tabucchi révèle ce qui l’attire dans ces décalages quotidiens: «Méprises, incertitudes, compréhensions tardives, remords inutiles (…): les choses qui ne sont pas à leur place exercent sur moi une attraction irrésistible comme si c’était une vocation, une espèce de stigmate sans rien de sublime.»
Lorsque l’enquête policière semble au centre du récit ou du roman, comme dans Le Fil de l’Horizon (trad. 1988) ou La Tête perdue de Damasceno Monteiro (trad. 1997), elle se révèle toujours le prétexte à la quête d’une identité incertaine, le thème qui parcourt toute l’œuvre de Tabucchi. Cette quête, par nature inachevée, peut prendre la forme du voyage et de l’errance, comme dans Nocturne indien, qui propose une traversée insomniaque de l’Inde où la recherche d’ombres passées se transforme en véritable expérience existentielle. Si Pereira prétend est devenu, deux ans après sa parution en Italie (1994), le symbole de la résistance de la gauche à Berlusconi, Tabucchi voulait avant tout, en racontant l’histoire de ce journaliste portugais qui a dû s’exiler à la suite d’un article mettant en cause la dictature de Salazar, rendre hommage à cet hôte nocturne qui lui rendit visite en 1992, et qui lui semblait simplement «un personnage en quête d’auteur».
Que ses histoires se passent à Lisbonne (Requiem, Pereira prétend), Porto (La tête perdue…) ou ailleurs, les traces des six voix hétéronymiques de Pessoa, que le lecteur-enquêteur averti peut retrouver au fil des pages, peuplent son univers romanesque. La nostalgie et l’exil intérieur qui habitent tant de personnages de son œuvre, Tabucchi les doit sans aucun doute à cet auteur au moi multiple qui imprègne tous ses livres. La nostalgie de Pessoa, Tabucchi la définit ainsi: elle n’est pas «une nostalgie de ce qu’on a eu mais de ce qu’on aurait pu avoir, [je l’ai] appelée nostalgie du possible». Dans l’essai qu’il consacre à son auteur phare, Une malle pleine de gens (trad. 1992), il analyse une à une, en évoquant le contexte politico-culturel de Lisbonne au début du siècle, les différentes voix qui permettaient au poète d’être «autre que soi sans cesser d’être lui-même».
Si Le petit navire est peut-être le roman le moins «pessoen» de l’œuvre de Tabucchi, la quête identitaire demeure pourtant au centre de ce récit charmant, au souffle tendre et spontané, que Tabucchi accepte de faire paraître en français, sans toutefois qu’il se décide à le republier en Italie. Dans une lettre à Christian Bourgois précédant le récit proprement dit, Tabucchi avoue quelques réticences face à la publication de cette «plante spontanément baroque» et espère que la traduction aura l’effet «des ciseaux d’un jardinier», et rendra cette «plante sauvage» un peu plus «domestique». Baroque est en effet bien le mot qui convient à ce récit léger et vivant, qui ne laisse pas de surprendre. S’il est difficile de reconstituer la chronologie du récit, de même que les liens de parenté entre les protagonistes, c’est tout d’abord parce que le narrateur adopte un ton volontairement fantasque, ensuite parce que le personnage central, Sesto, tente de reconstruire sa propre identité, qui semble disséminée à la fois derrière les divers noms des personnages que le lecteur découvre, et dans les différentes époques de sa vie: «Il y avait un certain Sesto ou plutôt plusieurs Sesto: un unique et ininterrompu Sesto semblable à lui, qui revenait toujours.»
Ce roman reprend bien le cadre historique du milieu de notre siècle, déjà caractéristique de la première œuvre narrative de Tabucchi, Piazza d’Italia (trad. 1994), mais ce fonds politique perd l’importance qu’il avait dans cette saga familiale embrassant les nonante ans de vie d’un bourgeois toscan, pour n’en constituer plus que la toile de fond, et intervenir de manière allusive, par exemple dans l’épisode de la rencontre entre Sesto et une certaine Rosa Luxemburg qui distribue des journaux, et qui terminera «transformée en tortilla, après une chute de vingt mètres». Les différents chapitres des deux parties du récit constituent autant d’épisodes touchants et drôles, décrivant dans un style limpide, et toujours avec une grande sensibilité, la quête d’un jeune homme en proie à une mélancolie incurable qui tente, entre deux corrections pour un imprimeur, d’écrire des poèmes.
L’humour de Tabucchi donne à ce récit au charme broussailleux une légèreté unique: qu’il narre les réflexions philosophiques de Sesto regardant le fleuve, la recherche d’un morceau de tortilla dans le décolleté d’une jeune fille (on connaît le goût de Tabucchi pour les mets et les recettes de cuisine…), ou encore l’ensevelissement du père de Sesto par une tonne de béton, la finesse de ses descriptions fait de la lecture de ce roman un véritable plaisir.
M. V.
Antonio Tabucchi, Le petit navire, traduit de l’italien par Lise Chapuis, Christian Bourgois, 1999, 235 pages.