Töpffer débonnaire et caustique
Où le sémillant humoriste apparaît aussi en critique acéré et prémonitoire des méfaits d’un certain tourisme…
par Jacques Bron
Cent cinquante ans après sa mort, Rodolphe Töpffer (1799-1846) enchante toujours de nombreux lecteurs. Sa verve roborative n’a perdu aucune de ses vertus, bien au contraire, car on découvre en cet auteur aimable des aspects étonnamment modernes.
Tout le monde répète que Töpffer a inventé la bande dessinée. C’est un peu court, si l’on en reste là. Certes, il fut probablement le premier à dérouler une histoire en images soulignées de légendes, ce qui lui vaut comme il se doit le titre de «père de la bd». Reconnaissons-lui aussi le mérite d’être à la fois l’auteur des textes et des illustrations, ce qui n’est pas toujours le cas dans cet art. Mais il y a bien davantage, chez le Genevois, qu’un talent de créateur d’albums amusants, encore que ce talent suffirait pour le classer parmi les plus originaux et les plus fins de ses confrères.
D’abord, est-on sûr que Töpffer soit uniquement un humoriste, ainsi qu’on le qualifie trop souvent sur la foi de ses personnages cocasses et de leurs aventures tragi-comiques ? Il faut toujours se méfier des jugements sempiternellement repris par des générations de critiques plus prompts à consulter les dictionnaires que les textes originaux…
Conteur plaisant, bien sûr que Töpffer le fut, mais sa gaieté est proche de celle d’un Molière, d’un Jules Renard ou d’un Daumier, voire d’un Chaplin. C’est-à-dire que derrière la peinture des ridicules des hommes, quelle que puisse en être la drôlerie, apparaît une satire des mœurs. Sous la caricature qui grossit le trait perce la critique assaisonnée d’ironie. Le regard que l’auteur des Voyages en Zigzag porte sur ses contemporains, singulièrement sur les exploitants d’un tourisme naissant et sur les touristes eux-mêmes, n’est pas seulement narquois. Töpffer dénonce la rapacité des taverniers, véritable syndicat d’exploiteurs, la témérité des cochers, l’outrecuidance des guides, à la fois bourreaux et rançonneurs. Il s’offusque aussi de la grossièreté des voyageurs qu’il côtoie. Il voit en eux des excursionnistes bornés, crédules, geignards, réfractaires à l’effort, préoccupés de mangeaille plutôt que de découvertes paysagères ou artistiques. Décrirait-il avec plus d’indulgence ceux de notre siècle ? A maints égards, on ne peut que trouver ses railleries singulièrement actuelles !
Fils de peintre, Töpffer se serait volontiers lancé dans le sillage de son père, si sa mauvaise vue ne l’avait handicapé. C’est du moins ce que nous disent ses biographes. Son œil nous semble pourtant prodigieusement acéré ! Il s’adonna au dessin, à défaut de se livrer à la peinture. Il y réussit avec un tel bonheur qu’on se demande si là n’était pas sa voie, tout simplement !
Ne pouvant manier les pinceaux, il y supplée par la plume lorsqu’il s’agit de décrire les hauteurs alpines, qu’il fréquente en compagnie de ses élèves, lors de ces voyages d’études qui conduisent le pensionnat Töpffer autour du Mont-Blanc, dans les vallées valaisannes, dans l’Oberland bernois et jusqu’à Milan. Il voit la montagne en romantique – et en cela il est bien de son temps. Ce ne sont que précipices sans fond, crevasses béantes, abîmes ouverts. Plus bas, la nature hospitalière offre des vues délicieuses, des campagnes riantes, des ombrages qui font un dais de fraîcheur, «partout les indices d’une riche et rustique aisance fondée sur l’ordre et l’abondance plus que sur une vertueuse lésine.» Mais n’y aurait-il pas dans ces enthousiasmes une malicieuse intention parodique ?
A travers ce microcosme merveilleusement vivant, grouillant de personnages savoureux ou franchement hilarants, croqués avec une fantaisie parfois débridée, Töpffer mène une réflexion désabusée et souvent inquiète qui prend des allures prophétiques aux yeux du lecteur d’aujourd’hui. Car là où s’exerce le regard d’un homme lucide, les symptômes les plus sombres sont inséparables des aspects les plus drôles.
Chez Töpffer, toutefois, la satire même caustique n’est jamais amère. Il se plaît à sourire plutôt qu’à fulminer. Son art est de croquer, avec ce que ce terme implique de légèreté et de prestesse. De là sa constante bonne humeur, malgré quelques propos désenchantés. S’il dénonce les tares du tourisme de son époque, c’est qu’il y voit une atteinte à l’authenticité des paysages et des mœurs; s’il brocarde les pédants (qu’ils soient guides ou savants), c’est que leur suffisance ou leur esprit de système font obstacle à une saine approche des choses les plus simples. Témoin l’embarras du Docteur Festus qui, au moment de partir en voyage, n’arrive pas à choisir son moyen de transport: «Il craignait la voiture, en ce qu’elle est sans emploi pour passer les rivières; et le bateau, en ce qu’il est le plus mauvais véhicule connu en terre ferme.»
Père de la bande dessinée et narrateur léger, le bon Rodolphe restera aussi le railleur impitoyable en même temps qu’attristé des travers humains, en un mot: un moraliste.
J. B.