Le Passe Muraille

Terre des tourments

À propos des contes et nouvelles d’Ivo Andric,

par Claire Julier

«Je me perds dans une vive compassion et je me dis que l’humanité, si elle veut mériter son nom, doit organiser en commun sa défense contre tous les crimes internationaux, dresser un barrage sûr et châtier vraiment tous les meurtriers des hommes et des peuples».

Voyage dans l’Histoire et sa logique inhumaine; voyage dans l’espace, mais un espace en mutation puisqu’il s’agit d’un territoire de la Mitteleuropa entre les XVe et XIXe siècles; voyage au cœur d’un métissage de nationalités – juifs bannis d’Espagne ou d’Europe orientale, esclaves amenés de régions vaincues, pachas turcs, officiers austro-hongrois, paysans autochtones et d’un métissage de religions puisque juifs, chrétiens et musulmans s’y retrouvent; mais également voyage au travers du regard aiguisé et empli de compassion d’Ivo Andric.

La plupart de ces hommes et de ces femmes ne souhaitaient pas connaître beaucoup plus que leur île, leur maison, leur terre. Mais à cause des excès qu’engendre la vanité du pouvoir lorsqu’elle devient plus forte que la peur et le bon sens, des femmes doivent sacrifier leur vie au nom de la liberté ou se damner parce qu’elles ont été souillées trop jeunes par l’ennemi; des hommes éprouvent dans leur sang le poids de l’injustice, de la lâcheté; ils portent en eux le souffle de la révolte, mais par la loi du nombre, de la force ou de la puissance des armes, ils se font écraser. «Un homme en dévore un autre qui travaille pour lui, use ses forces et enterre à chaque moisson une petite part de lui-même dans la terre qu’il cultive». Tous ont pensé un instant que le rapport maître-serviteur, tyran-esclave, pouvait être inversé. Ils ont résisté, se sont battus jusqu’à l’extrême limite de leurs moyens pour finir dos au mur ou broyés par la peur. «La peur a été semée dans nos pays au bon moment, à bon escient, avec une bonne connaissance du terrain, elle a été ensuite cultivée et entretenue avec soin, maintenant, elle porte ses fruits. C’est elle qui détrousse et égorge les gens, c’est elle qui bloque leur raison et leur lie les mains, et les oustachis ont beau jeu de piller et de tuer.»

Les personnages qu’lvo Andric dessine à traits aigus et incisifs sont pris dans des tourments qui les dépassent. Ils sont vus non pas avec le recul du l’historien et la distance d’une analyse globale, mais par la souffrance vécue de l’intérieur par ceux qui, au jour le jour, tentent de survivre ou de mourir. «Les rébellions et les guerres apportent des tragédies subites et tumultueuses, et une fantastique diversité dans la souffrance et la mort.»

Guidant le lecteur dans le labyrinthe d’une situation complexe, Ivo Andric lui permet de voir à partir de la Bosnie le perpétuel recommencement de l’Histoire puisque rien ne change jamais pour «accompagner la fusillade: le sang, les cadavres; la justice sommaire, les pendaisons et les exécutions, la peur, l’apparition d’individus bizarres, de nouveaux règlements, de nouvelles façons de faire». A partir de ce chaos géographique et historique, il ouvre la réflexion sur l’oppression – opprimé et oppresseur habités par la peur, souvent à égalité dans la misère, simples citoyens, «gens honnêtes et de cœur qui se métamorphosent et se partagent en héros et renégats, en saints et en damnés, sourds à tout ce qui remplissait jusqu’alors leurs vies et les liait les uns aux autres» – l’éternel combat de Caïn et Abel et sur le destin de l’humanité sur terre, mais d’une humanité proche, constituée de simples humains, entre la vie et la mort dans un monde indifférent et absurde.

C. J.

Ivo Andric, Titanic et autres contes juifs de Bosnie, postface de Radivoje Konstantinovic, traduit du serbo-croate par Jean Descat. Editions Belfond, 1987, 149 pages.

Mara la courtisane et autres nouvelles, traduit du serbo-croate par Pascale Delpech. Editions Belfond, 1999, 235 pages.

(Le Passe-Muraille, Nos 43-44, Décembre 1999)

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