Le Passe Muraille

Sur la route

« Le plus humain, le plus déchirant, les plus invivable »…

par Slobodan Despot

Nous étions partis à l’aube du garage de Gentilly, où L’Age d’Homme logeait pêle-mêle ses livres, ses archives et son personnel. L’autoroute AG se déroulait déserte devant nous dans le petit matin glacé, tandis que les premiers bouchons de pendulaires s’agglutinaient déjà en sens inverse. Je goûtais cette petite satisfaction méchante. J’étais serein. Vladimir, sur le siège passager, était plongé dans une sombre rumination. Pendant deux jours, j’avais serré les clefs du fourgon dans ma poche, me contentant de marmonner des prétextes lorsqu’il me les réclamait. C’était son premier voyage à Paris depuis son terrible accident. Pendant des mois, on avait douté qu’il remarcherait jamais ; et il avait remarché. Ses réflexes avaient faibli, pas question de conduire ; et il s’était remis au volant. La route était son univers, son refuge et sa justification. Il avait longtemps hésité entre son besoin de retourner à Paris et l’humiliation, pour lui, de s’y faire conduire. Il avait fini par accepter ma proposition, à la dernière minute. Ses humeurs, au cours de ce voyage, étaient identiquement oscillantes, allant de l’acceptation humble à une bravade revêche et douloureuse.

Lorsque nous avions quitté Lausanne, il m’avait lancé une promesse que j’avais eu tort de ne pas prendre au sérieux: « D’accord ! Mais je conduirai au retour. » L’attaque débuta dès la rampe de Fontainebleau. « Arrête-toi là. Il y a une station de gonflage. — Pas la peine, gazda. J’ai vérifié la pression hier. » Je mentais. Il le savait. Je savais qu’il… N’importe. Je flairais le but de la manoeuvre et j’étais décidé à la déjouer. Il n’était pas en état de conduire et je m’étais juré qu’il ne conduirait pas. Puis ce fut le gazole. Mais j’avais fait le plein, de quoi couvrir la distance. «C’est moins cher en France. —On y pensera à la frontière.»

Résister. Durer. Gagner du temps face à cette volonté qui devait tout maîtriser, à n’importe quel prix. Au prix de la vie elle-même. Nous quittâmes l’autoroute en Bourgogne, histoire de rogner sur le péage. De temps à autre, il me tentait avec un petit café. Je disais : plus tard, gazda. Profitons : j’ai la pêche… Nous traversâmes Avallon, passâmes en trombe dans Précy-sous-Thil. Des hauts lieux, où nous avions nos habitudes. Pour une fois, les rites furent bafoués. Je me félicitais de ma fermeté. Aussitôt je me conspuais. Trouillard ! Pédagogue ! Censeur ! Suisse ! Puis je me réconfortais. Tiens bon ! Il n’y a pas que lui dans cette voiture. Il y a toi, vos femmes, vos enfants… Combien de trajets ensemble ? Combien de retours de salon éreintants ? On démontait le stand et l’on mettait les gaz, direction la Suisse. De n’importe où. N’importe quand. Après deux ou trois nuits sans sommeil. Il ne cédait la barre qu’en dernière extrémité, et pour peu de temps. Combien de fois l’avais-je vu tourner de l’oeil au volant sans rien oser dire ? Et cette glissière providentielle, à Vienne… Nul n’osait rien lui dire. Je ne lui dirais donc rien. Il suffirait de garder les clefs. J’avais donc prémédité ce voyage. Pensé à tout, sauf à un détail : à la nature.

Au bout de quatre heures, passé Dijon, il fallut bien s’arrêter. Pause pipi. Pause casse-croûte : baguette, camembert, ail, saucisson… Il y avait même des radis. Banquet des grands jours ! Dieu comme j’aimais ces haltes de maquignons, ces repas sur le pouce entre hommes harassés et bougonnants. C’était la Traversée de Paris en pleine Europe marchande, c’était la poésie d’Istrati et de Grine parfumée au diesel. J’en ai gardé l’habitude de toujours emporter avec moi un canif et un béret. Ah, les mille usages du béret… On était bien. Il était double. Aimant, cordial, encourageant. Et d’une méfiance incurable. J’étais allé me laver les mains. Manie de puritain ! Lui, l’homme sans ambages, s’était contenté de les essuyer…

Lorsque je retournai au fourgon, il était assis derrière le volant. J’avais perdu. J’étais furieux: «Vous savez que vous ne pouvez pas conduire! Vous allez nous jeter dans un talus à cause de votre maudite fierté. — Il faut que je conduise ! — Pourquoi ? Vous avez peur de quoi ? De moi ou de vous-même ? Ou de la vie ? — Je souffre trop. Mes bras doivent s’agripper à quelque chose, ils me font atrocement mal… » Il mentait. Je le savais. Etc… Il ne me restait plus qu’à lui remettre ses clefs. Ou alors… « D’accord. Je tire le frein à main sans hésiter si vous dépassez le quarante à l’heure! Et je descends avec mon sac ! — Entendu. » Prudence ? Non : vengeance. Contre toute attente, il accepta.

Il nous fallut six heures pour regagner Lausanne talonnés par un concert de klaxons, comme un mariage balkanique. Nous nous étions encore mis dans une situation absurde. C’était notre mode de vie. « Que soit ce qui être ne peut », réclamait le grand poète serbe NjegoS’, et nous l’exaucions au quotidien. Pourquoi ? J’eus le loisir de méditer sur lui pendant ces six longues heures. Il occupait l’en-semble de la condition humaine, de part en part. Avec sa noblesse et sa pusillanimité. Son absolue solitude et sa soif de reconnaissance. Ses tares compensées par son aptitude infinie au sacrifice. Son avarice en centimes et son insouciance des millions. Son pragmatisme et sa nostalgie. La rudesse de ses mobiles et les raffinements de son esprit. Sa morgue et son besoin d’autrui.

Le juger était vain : il était littéralement inqualifiable. Il vivait dans sa chair la superposition quantique — cette faculté qu’ont les électrons de se trouver en deux lieux à la fois. Je saisis alors le fil rouge reliant tous les esprits qui l’habitaient, de Jésus à Albert Caraco, en passant par son insaisissable Rozanov, son inséparable Witkiewicz, l’étrange Mérejkovsky et le lucide Zinoviev : leur capacité à concilier les contraires. Le principe du tiers non exclu. Ce lien qui manquait à l’oxymore qu’était sa vie. Et dont la quête avait façonné l’être le plus humain, le plus déchirant et le plus invivable de notre temps.

S. D.

(Le Passe-Muraille, No 87, Octobre 2011)

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