Le Passe Muraille

Robert Walser est-il un écrivain français ?

     

De l’art français de la récupération,

par Ivan Farron

La France aime Robert Walser ; elle le traduit, l’adapte au théâtre, le considère comme un grand parmi les grands. L’aurait-elle complètement digéré, assimilé ? Walser a peut-être été un Parisien égaré quelque part entre Berne et le lac de Thoune (dit-on Thoune ou Thonon ? Les traductions varient). Car le pays de Voltaire aime tirer à lui les étrangers qu’il adopte. De Faulkner, commenté par Sartre et beaucoup d’autres, la France a su faire un digne successeur de Proust. Un Proust plus rustique mais aussi plus radical. C’est là ce qui fascine et suscite un mouvement de récupération aussi rempli de bonnes intentions que ses enjeux véritables semblent inconscients.

Rien n’est plus facile à admettre. Le grand Américain a réalisé ce qu’un Français n’aurait jamais osé faire : laisser l’émotion primer sur la raison, jusqu’à l’explosion des cadres habituels du récit. Il s’agira d’expliquer avec brio et méthode à quel point Faulkner coiffe au poteau tout le monde par l’audace de ses machines narratives. Mais par une douce perversité des critiques qui accaparent l’objet de leur amour et le remodèlent à leur image, l’auteur d’Absalon! Absalon! est ramené du côté des idées claires et distinctes. Ce Monsieur Jourdain du Mississippi était cartésien sans le savoir…

Et Walser dans tout ça ? Il correspond à l’image que l’on se fait en France des grands auteurs de langue allemande, joignant à la folie du bordelais Hölderlin le mélange d’onirisme et de lucidité d’un certain Kafka, que traduisit l’excellent Vialatte. Mais le fin mot de l’histoire revient à l’auteur. Carl Seelig demande à Walser s’il n’aurait pas aimé s’installer à Paris après son échec berlinois. Réponse de l’intéressé. «A Paris ? Jamais ! A Paris, où Balzac, Flaubert, Maupassant et Stendhal écrivirent leurs oeuvres incomparables, je n’aurais jamais osé. Jamais, jamais! Après la débâcle berlinoise, la seule issue pour moi était de rentrer dans notre petit pays. »

Une telle humilité ne mériterait-elle pas une édition critique dans la Pléiade ? En attendant celle-ci, on peut se régaler du petit livre de Carl Seelig. Ce riche mécène fut le tuteur de Walser. Il édita ses textes et alla le voir jusqu’à la fin à la clinique de Herisau. Et les Promenades avec Robert Walser, c’est un peu comme les Conversations avec Eckermann — si Walser avait été Goethe, le livre s’intitulerait Promenades avec Carl Seelig — mais en moins ampoulé. Lisez-les, c’est très bien.

I. F.

Pour mémoire:

Ivan Farron. Pierre Michon. La grâce par les oeuvres. Editions Zoé, 2004. 184 pages.
La Collection de Bertram Rothe. Photographies d’Olivier Christinat. Editions art & fiction, 2005. 80 pages.

(Le Passe-Muraille, Nos 64-65, Avril 2005)

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