Qui dit JE ?
En revenant sur Le Pont de Franz Kafka,
par Antonin Moeri
Un pont est un ouvrage en pierre, en bois ou en métal permettant de franchir une voie de communication ou un cours d’eau, selon le dictionnaire. Faire de cet ouvrage l’énonciateur d’une histoire pourrait paraître incongru. «J’étais un pont, je passais au- dessus d’un abîme (…) Je me suis accroché de toutes mes dents à l’argile qui s’effritait». Le JE ne dit pas qu’il est COMME un pont, il est le pont lui-même, le pont en personne si j’ose dire.
Et voilà que ce pont, situé à des hauteurs impraticables, entend venir vers lui les pas d’un inconnu. Une voix s’adresse à lui. «Poutre sans garde-fou, ne laisse pas tomber celui qu’on te confie». L’inconnu tâte le pont de sa canne ferrée. «Il releva les pans de ma veste avec la pointe, il promena sa canne aiguë dans ma tignasse».
Soudain, le quidam saute sur les reins du pont qui frémit, alors, d’une douleur atroce. À peine le pont s’est-il retourné pour voir qui lui infligeait une telle blessure qu’il s’effondre, «fracassé, empalé par les cailloux aigus qui m’avaient toujours regardé jusque là si paisiblement du fond des eaux déchaînées».
Ce pont a des pieds, des mains, des dents, une chevelure abondante et mal peignée, il porte un veston, nourrit des pensées, entend une voix lui conseillant de faire bon accueil au voyageur imprudent, il enregistre les mouvements de celui qui regarde d’un air farouche autour de lui, il souffre le martyre quand l’inconnu lui saute à pieds joints sur les reins, il se retourne pour voir qui l’a assailli. L’homme-pont n’aura pas pu réaliser son rêve d’accueillir un humain. Cette rencontre ne provoquera qu’un effroyable supplice. Le voyageur et l’homme-pont disparaîtront à tout jamais dans un abîme sans fond.
«Avec ses questions insolubles, Kafka m’a accompagné toute ma vie», déclare Saul Friedländer qui, dans un essai lu il y a longtemps, évoque la virilité défaillante de l’auteur pragois. Si ma mémoire est bonne, il me semble que Friedländer, dans un des chapitres de son livre, prend comme exemple «Le pont» pour tester son hypothèse. Serait-ce une piste pour interpréter cette petite séquence? Or, se poser des questions sur un texte de Kafka à partir de son existence présente un risque puisque lui-même n’était jamais où l’on aurait voulu qu’il fût.