Quel que soit notre désir
Texte inédit de Nicolas Couchepin
Quel que soit notre désir, on n’a pas toujours l’occasion d’ignorer la dérisoire malice de notre condition humaine. En effet, si Pierre et moi, nous avions gardé nos mains étroitement et franchement liées au lieu de les lâcher sans cesse, de les faire danser un pas de deux fait d’effleurements secrets et furtifs ; si nous avions marché du même pas ouvertement, non pas clandestinement – mais une habitude de deux décennies ne s’efface pas comme ça ; si nous avions décidé d’accorder, pour une fois, la priorité à notre tendresse l’un pour l’autre, plutôt qu’au qu’en dira-t-on ; si nous avions revendiqué une sexualité plutôt qu’une autre, ou plutôt si nous avions eu suffisamment confiance en nous pour ne pas revendiquer une sexualité plutôt qu’une autre ; si, comme d’autres amoureux qui marchent la main dans la main sans plus même penser à ce qui leur tient chaud, là, dans la paume, sous le cœur et dans les reins, nous avions réduit ne serait-ce que d’un centimètre la distance qui séparait nos hanches ; si, ce matin comme tous les matins de notre existence, nous avions eu des raisons de penser que les gens de la rue seraient touchés, attendris ou même simplement indifférents au fait que nous nous aimions ; si nous avions cru une seconde que les gens de la rue pourraient, pour une fois, accepter de contempler leur ressemblance avec nous – après tout, rien ne ressemble plus à un couple d’amoureux qu’un autre couple d’amoureux ; si nous avions avancé dans la rue et dans la vie avec un sentiment de sécurité plutôt que de fraude, de reconnaissance plutôt que de culpabilité ; bref, si nous n’avions pas été de longue date, depuis toujours, depuis même avant notre naissance, de ces gens qui n’ont d’autre choix que de calculer leurs gestes et leurs expressions lorsqu’il s’agit d’amour, que l’on pousse à se définir presque uniquement par la manière dont ils font l’amour, que l’on incite à cataloguer leur différence, peut-être pour qu’elle soit un peu moins différente, un peu moins alarmante aux yeux des gens de la rue ; ou même, si, jetant le bébé avec l’eau du bain, et adieu veaux vaches cochons et bonjour coming-out, si nous avions simplement décidé ce matin-là de braver modestement les conventions, et de ne pas cacher que nous nous aimions : si nous avions fait une seule de ces choses, ou d’autres encore qui ne me viennent pas à l’esprit maintenant, Pierre n’aurait pas trébuché, ne serait pas tombé exactement sous les roues de la camionnette de ce foutu hétérosexuel à portable, et ses dernières paroles n’auraient certainement pas été « Merde ! Foutus lacets ! ».Je me dis aujourd’hui que tous ces « si » n’ont d’autre utilité que de donner un sens à mon chagrin, de le rendre un peu moins hasardeux, de le formater un peu. Je me dis aujourd’hui que tout était orchestré depuis bien avant notre naissance, à Pierre et à moi.
En effet, si nos mères n’avaient pas rencontrés nos pères, événement sur lequel nous n’eûmes jamais la moindre influence ; s’ils ne s’étaient pas aimés, du moins nous l’espérions sans en être certains – de cela, on n’est jamais certains pour les autres, quels que soient leurs manifestations ; si ses parents n’avaient pas engendré Pierre, probablement dans un lit, mais peut-être que non, et les miens, moi, juste une année plus tard ; s’ils n’avaient pas élevé, vaille que vaille, ensemble ou séparément, deux petits garçons très tôt un peu trop solitaires, pas assez liants dans la cour de l’école, trop sensibles, un peu délicats, trop liés et à la valeur du silence, obscurément attirés par les actes de révolte, ou peut-être obscurément rebutés par eux, trop tôt découvrant avec angoisse ou jubilation qu’ils étaient différents, qu’ils n’y pouvaient rien, que cela faisait pleurer leurs mères et qu’ils n’y pouvaient rien non plus, trop tôt comprenant aussi le pouvoir des larmes de leurs mères qui les empêchaient de s’endormir avant qu’il soit très tard et les poussaient très tôt à se révolter, ou à se taire pour toujours ; si tout cela n’avait pas été l’histoire en quelque sorte universelle qui nous était arrivée tout-à-fait personnellement à tous deux, Pierre n’aurait pas eu pour derniers mots « foutus lacets » mots qui amenèrent brièvement un sourire de tendresse sur mes lèvres, très brièvement, avant que la camionnette du foutu bavard hétérosexuel (qui parlait à son amie comme à un chien) ne me le cloue dans la gorge, mon sourire, avant que tout sourire ne me soit cloué dans la gorge pour longtemps, avant qu’il ne soit remplacé pour longtemps par une espèce d’incrédulité épouvantée, une stupeur momifiante, un chagrin qui confine au désespoir faute de pouvoir être exprimé, un vide dense et intense que je ne peux pas même remplacer, ou au moins adoucir, par le spectacle du chagrin des autres gens qui aimaient Pierre aussi.
Car personne ne veut partager son chagrin avec moi.
Il est vrai que le chagrin des autres, de son père et sa mère, de ses frères et ses sœurs, de ses cousines et cousins, de ses amis et ennemis, de tous ces gens qui comptaient pour Pierre et pour qui Pierre comptait, ce chagrin est un chagrin de premier rang d’église. C’est un chagrin triomphal dans lequel se trouve peut-être, comme dans tout chagrin, un tout petit zeste de satisfaction parce qu’on sait pourquoi on pleure. C’est un chagrin rare et beau, c’est un chagrin licite.
Mon chagrin à moi est un chagrin de requérant, d’immigré, de suppliant, de coupable. De dernier rang, de rappelez-moi-votre-nom-déjà. C’est un chagrin sans définition précise, sans reconnaissance, sans intérêt particulier. Le chagrin d’un homme-comme-ça-vous-savez-bien.
La seule chose qu’il a pour lui, mon chagrin, c’est que c’est le mien, justement. A moi seul, moi qui aimait Pierre et que Pierre aimait.
Voilà quelque chose qu’on ne me prendra pas. Pour ce qui est de notre amour l’un pour l’autre, il n’y a pas de si.
N. C.
Très beau texte, merci.